En attendant le printemps, Alexandra Fuller (Par Laurent LD Bonnet)
En attendant le printemps (Quiet Until the Thaw), octobre 2018, trad. anglais Anne Rabinovitch, 224 pages, 20 €
Ecrivain(s): Alexandra Fuller Edition: Jean-Claude Lattès
En matière d’édition, confier à Anne Rabinovitch la traduction d’un roman américain, c’est lui offrir un smoking de marque qui, dès l’entrée en scène, séduira tout lecteur francophone amateur de belle langue. Il y a du respect dans ce travail. On le ressent. On s’y installe en confiance : nous lisons bien du Alexandra Fuller. Ces deux plumes se sont accordées chez Lattes depuis 2012. Notre plaisir s’installe donc, grandit page après page, sans jamais fléchir. Il est subtilement accompagné par le choix du département Éditions des deux terres qui nous confie des livres au format souple, intelligent, au grammage complice.
Sachant cela, homme blanc et femme blanche ! Vous ! Pour qui l’idée que certains peuples ne vivent pas ensemble en fonction d’une hiérarchie, mais par étapes, par cycle, dans des cercles, dépasse peut-être l’imagination, eh bien tamisez vos lumières, éteignez vos téléphones, et immergez-vous quelques heures dans notre temps !
Notre temps… Celui qui est tout le temps, a été et sera, pour toujours et à jamais notre temps, au fil des dégels dans La Rez, scandé par les souffles de Thaté, Mini, Maka, Phéta (le vent, l’eau, la terre, le feu).
Hau ! Ce livre va vous conter un bout d’histoire de notre peuple Lakota, branche du peuple sioux, confinée depuis un siècle, rassemblée comme du bétail, enfermée dans des réserves (…) Indiens qui n’ont pas le choix : ils sont condamnés à se voir disparaître une goutte de sang après l’autre, à moins d’épouser leurs cousins, ce qui équivaut à planter un pieu dans le cœur d’un Lakota.
Et comprenez bien qu’il faut avoir la qualité d’écoute d’une chauve-souris pour savoir quels messages apporte le Grand Esprit (Dieu) et se fier suffisamment à son propre savoir pour interpréter ces connaissances. Découvrez qu’en matière de noms, chacun décide d’habiter le sien ; alors nous choisissons parfois d’attendre le dégel, de laisser passer Waníyetu.
Suivez nos chemins de peaurenté : celui de Rick Overloocking Horseet son âme sœur Vilain Etalon rouge, de son cousin You Choose What Son, car l’un devint sage et l’autre presque fou. De Mina, leur nourrice, qui les éleva en leur contant la bataille de l’Herbe grasse. De Le-a Brings Plenty, liée à sa Chevy Impala 65 au point de lui avoir refilé ses traits de caractère : entêtée, imprévisible, avec un mécanisme de direction qui semblait fonctionner en partant du principe qu’elle était prête à accepter des suggestions, mais pas beaucoup plus. C’est pourtant elle qui va élever les orphelins Daniel et Jérusalem, les bébés célèbres de la Rez, enfants abandonnés par Mona Respect Nothing qui un jour, iront travailler dans un West Wild Show à Disneyland Paris. Il faut bien le dire : Léa n’était pas n’importe qui. Elle était fille de Thunder Hawk Brings Plenty, partie en Palestine en 73 pour représenter les réfugiés intérieurs d’Amérique du Nord. Là-bas, elle avait, à sa manière, subjugué l’assemblée. Elle avait aussi rencontré Arafat. Ensemble ils avaient mangé du pigeon et du chameau.
On pourrait continuer ainsi à inhaler le wahupta de passages entiers du roman. Chaque page nous gifle ou nous caresse ; pas une phrase ne se néglige. Alexandra Fuller a forgé là une écriture épurée, seulement vêtue d’essentiel, pour la mettre au service de l’âme Lakota. C’est fait avec grâce ou violence. Tendresse ou amertume. Souvent avec humour. Mais c’est juste ! La voix de ce roman EST la justesse. Et sans doute peut-on faire l’hypothèse en la lisant, sans rien connaitre de sa vie, qu’elle fût au contact d’autres âmes de peuples asservis, en déroute ou révoltés, pour investir celle-ci avec autant d’empathie. « L’Afrique est un grand professeur » confie-t-elle lorsqu’on la découvre. N’en doutons pas ; la lecture d’En attendant le printemps en est la preuve. Le chemin de cette auteure a dû de se libérer d’abord de cinq ouvrages de « non-fiction » avant d’oser le roman. C’est dire la maîtrise de la distance au réel que demande l’écriture de fiction, pour devenir capable de relier le lecteur à des personnages aussi intenses que ceux de cette histoire. Peu importe leur réalité. Ils existent. De fait ! Puisque Alexandra Fuller les a créés, nous le savons, de chair et d’âme. Et leur puissance symbolique nous envahit. Et même nous submerge quand, par la simple évocation d’un silence, nous recevons une décharge en plein milieu du roman.
Thunder Hawk Brings Plenty monte à la tribune du congrès en Palestine :
Elle vit un mur de visages qui la fixaient : « Je suis Thunder Hawk Brings Plenty, de la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud. J’aimerais ne pas savoir ce que je sais, dit-elle. Je voudrais que mon peuple vive sur sa terre et ne pas avoir besoin d’être ici ».
Il y eut un murmure dans la salle.
« Ils peuvent dire ce qui leur plaît à propos de ce qui est arrivé aux Indiens de mon pays. Ils peuvent réécrire l’histoire et effacer la nôtre. Mais ce que mon esprit n’a pas eu le droit de savoir, mon corps ne l’a jamais oublié, poursuivit Thunder Hawk. Je suis un corps indéniable, dérangeant, car imprégné de savoir. Déchiffrez-moi ».
Thunder Hawk Brings Plenty resta donc silencieuse pendant un quart d’heure, face à son auditoire.
Bien sûr un quart d’heure n’est pas assez long pour connaître toute l’histoire indéniable, dérangeante, des Oyate Lakota Oglala, ni même l’histoire indéniable, dérangeante d’une seule femme lakota. Mais c’est suffisant pour que les gens commencent à se sentir mal à l’aise, et c’est un début ».
« Ne vous méprenez pas ! semble nous inciter à penser Thunder Hawk, ce que vous déchiffrerez en moi concernera, partout ailleurs, d’autres corps que le mien : ce monde n’aura pas d’avenir tant qu’il se construira sur un principe de mutilation ».
Ce premier roman d’Alexandra Fuller entre ainsi en force dans la famille des fictions remarquables : les corps-témoins de chaque personnage nous marquent à jamais.
Laurent LD Bonnet
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