Emily L., Marguerite Duras
Emily L., (première publication : 1987), collection Double, 153 pages, 6,10 €
Ecrivain(s): Marguerite Duras Edition: Les éditions de Minuit
Vous me demandez :
– Pourquoi écrire cette histoire ?
– Je n’ai rien à écrire, autrement. Je crois que c’est notre histoire qui m’empêche d’écrire autre chose. Mais c’est faux. Notre histoire, elle ne sera nulle part, elle ne sera jamais tout à fait écrite.
M.D., tu écris, tu viens avec ton souffle et tes mots le fragmentent, et le font être ce silence parlé qui fait le lien sonore entre nous et le vent (c’est le « devenir du vent », tu le dis autre part), tu écris, les histoires viennent de toi, ou plutôt elles viennent avec toi. Tu écris, les mots te fragmentent. Mais tu n’y peux rien. C’est la seule possibilité, écrire. Tu aimerais pouvoir ne pas le faire, écrire. Mais tu ne peux pas. Tu écris.
Je vous disais que je croyais qu’il y avait un moyen de rejoindre cette histoire. Que c’était ça à mon avis qu’il fallait faire. Que c’était à partir de là, de la résistance qu’elle nous opposerait, qu’on saurait ce qu’il y avait à faire avec elle.
Cette histoire vient avec toi, avec l’instant, avec ce que tu peux faire de l’instant et de toi, en étant simplement toi, avec beaucoup de vérité, être soi, sans se voiler, sans ôter ses contradictions de l’énoncé du corps et de l’âme. Tu es prête, à l’écoute, aux aguets, tu sais que ça va venir. Tu es aux aguets au moment où le souffle veut sortir, avec sa douleur, et même parler, parler sa langue de souffle, inintelligible d’abord, parlerre soi, osztolailence de notre vie donnes tout sans savoir que tu le fais, sans savoir que cela que tu avances vers nous à la face à toi, pour le papier, pour toi seule, pour que tu ne puisses pas comprendre, pour le monde, ensuite. Tu écris la douleur, mais tu écris aussi sur une « certaine tranquillité qui était partout répandue sur la mer et sur nous », tu écris sur la tranquillité dont tu te souviens.
Et mine de rien tu nous donnes la clé de tout, à la fin, à la toute fin, tu le fais simplement, comme si c’était une chose simple que de donner la clé de tout, comme si c’était aussi simple que : s’asseoir à une table et verser du café fumant dans une tasse de l’enfance, une tasse ébréchée, tu nous donnes tout sans savoir que tu le fais, sans savoir que cela que tu avances vers nous à la fin du livre, c’est notre vie, et le silence de notre vie :
Et puis je me suis réveillée. Je vous ai appelé, vous ne m’avez pas répondu. Alors je me suis levée. J’ai été à votre porte et j’ai crié, vous dormiez peut-être, je ne sais pas, je n’y ai pas pensé. Vous avez fini par dire : Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai dit : Je voulais vous dire que ce n’était pas assez d’écrire bien ou mal, de faire des écrits beaux ou très beaux, que ce n’était plus assez pour que ce soit un livre à lire dans une avidité personnelle et non pas commune. Que ce n’était pas assez non plus d’écrire comme ça, de faire accroire que c’était sans pensée aucune, guidé seulement par la main, de même que c’était trop d’écrire avec seulement la pensée en tête qui surveille l’activité de la folie. C’est trop peu la pensée et la morale et aussi les cas les plus fréquents de l’être humain, les chiens par exemple, c’est trop peu et c’est mal reçu par le corps qui lit et qui veut connaître l’histoire depuis les origines, et à chaque lecture ignorer toujours plus avant que ce qu’il ignore déjà. Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu’on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition.
Matthieu Gosztola
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