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Emily Dickinson, la poésie car c’est l’immensité (par Jean-Charles Vegliante)

le 17.12.20 dans La Une CED, Les Chroniques

Emily Dickinson, la poésie car c’est l’immensité (par Jean-Charles Vegliante)

 

Vide à emplir de félicité,

Vide à emplir de dédain.

(E. Dickinson, Poems 113)

 

Dans sa lettre-préface à l’anthologie de Cent dix-sept poèmes d’Emily Dickinson par lui choisis et traduits, Philippe Denis évoque l’évasive Emily, certes distante mais « bien , c’est-à-dire au-devant d’elle-même, où nul ne la rejoindrait »… Dans cette course-poursuite, où le poète-traducteur a été d’abord « comme un coureur tentant de battre je ne sais quel record sur une piste détrempée », il s’agit assurément d’adaptation – ardue, respectueuse, passionnée – et non d’un effort appliqué de « calque » (Chateaubriand, sur sa version de Paradise Lost), à laquelle un angliciste trop sérieux trouverait sans doute des limites.

Au demeurant, c’est vers un long travail d’écriture, sans souci d’émulation plus ou moins savante, que Denis s’est dirigé, cherchant avant tout ce qu’il nomme « entrechoquement » entre langue originale et langue poétique de destination (la sienne), afin qu’au bout du compte la « pierre » du texte, davantage pressentie que concassée (comprise) puisse librement « rouler sur les muscles de la langue » (p.11) : en parfaite pratique-théorie traductive donc, si je puis me permettre cette sorte d’appréciation. Un exemple aussitôt : dans la pièce 1198 (A soft Sea washed…), l’esprit vogue en liberté sous le commandement d’un papillon, guidé par une abeille, « And an entire universe / For the delighted crew » qui devient « Et l’univers entier / Était en grand arroi » (p.98), à savoir tout dévoué, en ordre impeccable autour du navire (j’allais écrire : du Bateau ivre) ; à l’enseigne de ces deux hexasyllabes terminaux. On est loin assurément d’un exercice de fidélité académique. Un poète traduit un poète.

Il y a du Rimbaud taquin, celui de Sensation ou Le buffet (1870), de La rivière de Cassis (1872) aussi – et plus tard, par ricochet, du Pascoli francisant (Gloria, 1890) – dans cette Dickinson française. En tout cas, ayant déjà lu de ses poèmes, comme tout le monde ou presque, j’ai ri pour la première fois en ouvrant ce livre : impeccablement édité, soit dit en passant, par La Dogana, dont le directeur Rodari lui a procuré une élégante Postface. Comme l’écrivait Philippe Denis dans la lettre évoquée ci-dessus, là où elle est peut-être à présent, Emily « doit séduire par son ingénuité, ses délicatesses et, surtout, par sa jeunesse ». En effet ; comme déjà Leopardi, pour évoquer une dernière ombre fraternelle : que l’on compare la pièce 37 (Mourir prend peu de temps…) et le dialogue des momies et de Frédéric Ruysch dans les Petites Œuvres morales (« mourir, comme s’endormir, ne se fait pas en un seul instant mais par degrés », 1824). Un « solide néant » ici, « un vide / Est la charge maximale » chez elle (mais aussi From Blank to Blank, non traduite ici), et, pour tous deux, l’amour enchanté des oiseaux. Il n’y a vraisemblablement aucune intertextualité à supposer là, au risque de décevoir : bien plutôt le filtre des lectures et de la poésie de Philippe Denis même, comme dans cette attaque de la pièce 1246 « En poussière honorée, assurément » et celle de Hölderlin passé par Du Bouchet : « En bleu adorable fleurit » (In lieblicher Bläue…) ; comme dans la grise demeure « ou galerie pour ver » de la 893 et son propre pas hésitant en Revif, « comme un ver aveugle ». Plus largement encore, la circulation infinie d’un vaste architexte mouvant, sans frontières : « derrière la maison – / Là se trouve le paradis ! » [239] simple émerveillement du quotidien banal et intrigant, comme parmi les Gens quelconques de Zanzotto : « dietro una casa antica, // … forse è soltanto un paradiso » (Idioma, 1986). Des poètes, dirons-nous encore, habitant leurs langues comme des poissons l’océan. Il n’est de traduction possible pour de neuves nouvelles lectures, sauf à réduire la poésie à ses contenus explicites, que dans ce mouvement, qui est aussi échange par-delà les singularités et les différences. Et les narcissismes de je ne sais quel « passeur ».

Dès l’abord, un ton est donné, frais et drolatique, non dépourvu d’insolence, assez rafraîchissant par rapport au raide climat des versions habituelles dont les choix semblent plutôt compatissants (on ne parle pas ici bien sûr du travail exhaustif de Françoise Delphy) :

 

Si je devais mourir

Et toi me survivre –

Le temps glouglouter –

Le matin rayonner –

Et midi brûler –

Comme il l’a toujours fait –

Si les oiseaux devaient se hâter de faire leur nid

Et les abeilles s’affairer –

Quitter d’ici-bas l’entreprise

Serait une opportunité !

Étendus parmi les pâquerettes […] etc.

(p.21, pièce 54 If I should die…)

– avec une suite que nous dirions politique, si l’épithète pouvait avoir de l’humour ; ou encore :

Mon ami doit être un oiseau –

Il vole !

Mon ami doit être mortel –

Il meurt !

Comme une abeille, il a un harpon !

Ah, étrange ami !

Tu me mystifies !

(p.23, pièce 92 My friend must be…)

– je donne les incipit originaux par commodité, cette édition n’étant pas bilingue ; mais il me semble tout à fait légitime d’avoir présenté le texte d’arrivée comme un texte autonome, en français, résultant de la quête d’un poète écrivant dans cette langue. En second, bien sûr, et oh combien respectueux, du texte d’origine qui n’est jamais adultéré (un tout petit exemple, ces robins à « cravate rouge » qui devenaient des merles dans une traduction antérieure assez célèbre : pièce 182). Du reste, il serait fort utile, en général, de mieux distinguer – tout aussi légitimes – les modalités et finalités de versions bilingues ou non d’œuvres littéraires du reste du monde, en particulier lorsqu’il s’agit du monde contemporain. Pas si éloigné, finalement, en partie, de celui que nous habitons toujours.

Les grands thèmes, la question de l’au-delà, la solitude, l’obsession de la mort telle qu’on peut la trouver chez certains enfants, la non transparence du moi, l’abîme entre l’infinité du sens et ses expressions verbales (Christine Savinel), l’illusion d’une nature consolante, la demeure et la famille – tous présents – ne valent que par leur frappe singulière dans la langue économe, énigmatique de la poésie. C’est ce qui rapproche encore une fois Leopardi et Emily Dickinson (voyez : « Lingua mortal non dice / quel ch’io sentiva in seno », A Silvia v.26-27, et « Could mortal lip divine / The undeveloped Freight », pièce 1409, incipit), par le truchement qui nous est offert aujourd’hui – traduction Ph. Denis : « Lèvre mortelle pourrait-elle deviner / La charge non délivrée… [d’une syllabe] », p.107). Ainsi, la vérité absolue de notre être mortel (Impossible de contrefaire / Les gouttes sur le front / Enfilées avec soin par l’angoisse), le serrement de poitrine imprévisible (Pressentiment est cette ombre longue sur la pelouse), la maison incertaine, provisoire (Terne habitation de qui ? / Tabernacle ou tombe – / Ou galerie pour ver), le vertige même d’exister (Inexplicablement, j’ai survécu à la nuit), et sans trêve les interrogations que lui souffle perfidement – aurait dit Dante Alighieri – un (chez elle petit, et non moins perturbant) « diable logicien » (Enfer xxvii) :

Hôte imprévisible – l’infini,

C’est la règle, n’annonce pas sa venue –

Mais par quel prodige peut-il arriver

Lui qui n’est jamais parti ?

(p.104, pièce 1309, The infinite…).

 

Mais aussi, comme déjà (au loin) chez Sappho, la blessure primordiale de tout vrai poète :

Beauté m’assaille jusqu’à en mourir,

Beauté aie pitié de moi !

Si j’expire aujourd’hui

Que ce soit sous tes yeux –

(p.125, pièce 1654 Beauty crowds me…)

car, après tout, nous le croyons,

Par de modestes présents et des mots balbutiés

Est révélé au cœur humain

Le rien –

« Rien » est la vigueur

qui réhabilite le monde –

(p.115, pièce 1563).

 

Et, pour ne pas finir, ce texte qui devait être particulièrement cher au poète d’aujourd’hui (je pense à sa récente propre anthologie, Chemins faisant), avant même qu’il s’attelât à sa tâche de traducteur :

 

Heureux le petit caillou

À l’aventure sur la route,

Insouciant des carrières

Ignorant les contraintes –

Son habit de brun élémentaire

L’univers l’endosse au passage,

Et libre comme le soleil

Il s’associe ou brille seul,

Accomplissant en toute simplicité

Un décret absolu –

(p. 111)…

heureux, à n’en pas douter, d’avoir été de la sorte « ramassé (recueilli) et lui plutôt qu’un autre ».

 

Jean-Charles Vegliante


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