Eltonsbrody, Edgar Mittelholzer (par Théo Ananissoh)
Eltonsbrody, février 2019, trad. anglais (Guyana) Benjamin Kuntzer, 250 pages, 20 €
Ecrivain(s): Edgar Mittelholzer Edition: Editions du Typhon
Eltonsbrody est le nom d’une maison – une grande maison située à l’écart de tout et de tous sur l’île de la Barbade, dans les Caraïbes.
« Staden, où se dresse Eltonsbrody, considéré comme une “colline”, est en réalité une sorte de plateau dont le sommet relativement égal plonge en ondulations délicates vers le sud et l’ouest. Côté mer, il s’effondre plutôt abruptement en saillies et escarpements déserts (…). Eltonsbrody (…) était une bâtisse de deux étages, aux murs de calcaire gris décrépits. Elle avait été érigée, à en croire la date gravée au-dessus de la porte d’entrée, en 1887. En dépit de son isolement au cœur de vastes étendues cernées de rares champs de canne côté terre, et de la descente escarpée côté mer, Eltonsbrody, telle que je l’avais vue pour la première fois en ce jeudi saint de l’année 1958, ne paraissait pas menaçante ».
Le roman se déroule entièrement dans et autour de cette demeure. Une telle unité de lieu exige encore plus des personnages étoffés psychologiquement. Edgar Mittelholzer y pourvoit avec brio. Soulignons donc, avant de venir à l’histoire, l’admirable qualité des dialogues, des descriptions aussi bien de l’atmosphère à l’intérieur de la maison que des saisissants paysages environnants, et de la complexité déroutante des personnages même quand ils sont secondaires. Une bonne traduction, donc. Conté à la première personne, le roman est à la fois une histoire tout à fait imprévisible et une description de soi-même en train de devenir la proie psychologique de ce que sont et semblent faire les autres. Toutes ces qualités littéraires assurent au lecteur frissons et envie d’en savoir plus jusqu’à la dernière page.
Woodsley, jeune peintre londonien, arrive à la Barbade, et s’aventure imprudemment sur une partie de l’île où il lui est impossible de trouver à se loger. On lui suggère Eltonsbrody comme une solution possible. La grande maison n’est habitée que par Mrs Scaife, veuve d’un médecin réputé dans l’île. La vieille dame est très heureuse d’héberger le voyageur sans recours et l’invite même à rester plus longtemps que prévu. Confortablement installé, Woodsley va être progressivement détourné de la contemplation des paysages luxuriants et de ses exercices de peintre par la personnalité intrigante de son hôtesse. Cinq fois, le nom de Sherlock Holmes est évoqué au cours de la narration. Il faut apprécier la patience et l’habileté d’Edgar Mittelholzer à tisser les fils de ce que l’éditeur en français décrit comme une implosion du réel.
« Je me retins une nouvelle fois de formuler le moindre commentaire et l’étudiai, essayant de la jauger, d’affiner mon opinion, de me décider sur son compte dans un sens ou dans un autre. C’était difficile parce qu’il fallait reconnaître que, si ses mots paraissaient déments, son comportement était tout à fait normal. L’éclat dans ses prunelles était celui d’une personne rationnelle. (…) De temps à autre, elle m’adressait un regard plein d’esprit qui me poussait à me demander si elle n’essayait pas de m’avoir pour se moquer de moi secrètement ».
Face aux gestes et aux propos déconcertants de la propriétaire des lieux, aux menus bruits bizarres dans le silence nocturne de la grande maison, aux échos des orages fréquents, à l’exhibitionnisme effréné d’une domestique, à la proximité de la tombe où est enterré le Dr Scaife, Woodsley – et le lecteur avec lui – est happé irrésistiblement par quelque chose qui serait comme une suite d’hallucinations s’il n’y avait cette très suspecte pièce fermée ou cette odeur persistante de sang à l’étage.
Eltonsbrody est un suspense captivant. Jusqu’à la fin, le lecteur oscille entre réalisme et échappée onirique, ne parvenant à décider de la vraie personnalité des uns et des autres, travaillé sans cesse par toutes les suppositions possibles. Edgar Mittelholzer, métis né en Guyane britannique en 1909, découvert et édité par Léonard Woolf, fut de la génération des premiers écrivains noirs ou métis en Angleterre. Eltonsbrody, par sa qualité littéraire, témoigne d’un beau talent de romancier, et il faut féliciter les éditions du Typhon de nous le faire (re)découvrir en français.
Théo Ananissoh
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