Elsa Morante Une vie pour la littérature, René de Ceccatty, par Philippe Leuckx
Elsa Morante Une vie pour la littérature, René de Ceccatty, Tallandier, mars 2018, 432 pages, 21,90 €
Cette première biographie francophone consacrée à l’immense romancière italienne, Elsa Morante, née en 1912, décédée en 1985, est d’abord un magnifique portrait d’une femme hors norme, dans le privé comme dans le domaine littéraire. Rebelle, instinctive, intellectuelle, prête à tous les changements, prompte au travail de fond qui consiste pour elle à creuser la voie unique de son talent sur de longues distances et dans une ampleur romanesque et poétique peu commune. Si ses origines paternelles restent un mystère pas entièrement levé, sa vie est en soi un véritable roman de rencontres, de départs, de relances, de piétinements, de retours : la foi en l’écriture a sûrement été le tremplin idéal pour qui a connu de nombreuses déroutes sentimentales, affectives, amicales, en dépit d’un tempérament qui l’agrégeait aisément à nombre de groupes d’intellectuels, d’artistes, de jeunes surtout, et essentiellement homosexuels. Femme, elle s’est entourée d’homosexuels, « pour être la seule femme » du groupe. Elle a connu des passions pour certains d’entre eux : le peintre américain Bill Morrow, Luchino Visconti. Longtemps épouse d’Alberto Moravia, Elsa décida de rompre après une vingtaine d’années, sans pour autant cesser de le voir ou de lui écrire.
Indépendante, elle a ses appartements, y reçoit ses amis. Elle est, durant les années 50 et 60, une « reine » de ces fêtes, repas, rencontres entre intellectuels, artistes dans la Rome de la « Dolce vita » : paraissant plus jeune que son âge, elle séduit, attire, fascine.
Ce n’est bien sûr que la frange la plus apparente d’un caractère qui s’est voué corps et âme à l’écriture, dès le début des années 40, après quelques tentatives périphériques, jusqu’aux derniers développements d’une œuvre, Aracoeli, dans les années 80. Entretemps, trois œuvres majeures ont donné à la romancière un brillant inégalable dans le monde littéraire italien et européen : Mensonge et sortilège, en 1948 ; L’Ile d’Arturo, en 1957 ; La Storia, en 1974. Trois massifs, amples, vertigineux, que René de Ceccatty analyse longuement pour nous montrer comment ils ont pu devenir ces références inégalées, quels que soient les mérites des uns et des autres. Le foisonnement des thèmes (familiaux, sensuels, sexuels, identitaires…), l’écriture manifestement douée pour creuser l’intériorité, le merveilleux, le rêve, les domaines de l’enfance et des bêtes, la maturité d’un écrivain qui s’est forgé une culture immense, littéraire, historique, sociétale, font que ces trois longs et grands romans émergent du XXe siècle, comparables aux œuvres d’un Tolstoï ou d’une Emily Brontë.
Le métier d’écriture, éprouvé dès les années 30 pour la rédaction de nouvelles, de jeunesse, parues dans des revues confidentielles, l’amène tout doucement et sûrement vers un premier livre dès 1941, Le jeu secret.
La Morante peut désormais poursuivre une carrière qui reste unique dans les lettres italiennes.
Si sa vie, accolée à des noms célèbres, son mari Moravia, ses amis Pasolini, Asti, Visconti, se passe le plus clair de son temps à Rome, qu’elle a immortalisée dans La Storia, si elle vit, proche de la Place du Peuple, dans des appartements qu’elle partage ou non avec Moravia, elle a aussi beaucoup voyagé. Les figures de Moravia et de Pasolini, en écho, en balance, parfois en opposition éclairent la traversée. Moravia a toujours mis en avant l’exemplaire travail romanesque de son épouse. Il lui a apporté aide et réconfort dans les moments les plus ardus. Pasolini, ami de toujours, collabore avec elle pour le cinéma (Elsa joue dans ses films), entretient avec elle un mode de discussion idéologique, parfois mouvementé, jusqu’à la rupture. Pasolini n’a pas pardonné à Elsa une intrusion dans sa vie sentimentale ; Elsa ne lui pardonnera pas son article très réticent à propos de La Storia, que Pier Paolo jugeait excessivement sentimental, peu crédible, etc.
Sensible aux diverses cultures modernes (beat generation, pop art, théâtre de la contestation, univers de Genet, etc.), elle s’en imprègne ; proche des jeunes rebelles des années 60 et 70, elle est pour eux une figure plausible, quand ils chahutent au même moment Pasolini ou Moravia. Les thèmes de ses poèmes sans doute ont rapproché les générations. Le monde sauvé par les enfants, Pour ou contre la bombe atomique résonnaient très fort.
Il est difficile, dans le cadre d’un petit article, d’énumérer les atouts de cette biographie qui nous plonge dans l’histoire intime et collective d’une plume extraordinaire. La femme était parfois difficile à vivre, rétive, agressive ; sans cesse indépendante, sans cesse rompue à l’art de plaire et de déplaire à ses meilleurs amis, sans cesse opposée à une littérature de grande surface et de pièces sonnantes et trébuchantes. Sûre de sa gloire et de ses mérites, Elsa n’est pas toujours tendre quand il s’agit de jauger le travail des autres, des débutants. La jeune femme est devenue, maladie aidant, une compagne acariâtre, une amie difficile. Les dernières années ne sont pas des plus aisées : la fracture du fémur l’empêche progressivement de sortir de chez elle. Elle tentera de se suicider et finira dans une maison médicalisée, hâtivement vieillie. Elle aura eu le temps toutefois de terminer son dernier livre Aracoeli.
On conservera d’elle l’image impérissable d’une conteuse hors pair, mêlant l’intime et le collectif, jouant de toutes les nuances psychologiques et sociales, plongeant ses lecteurs dans l’Histoire d’une vie, d’une ville, et comment, grands dieux romains de la littérature, oublier Useppe et Bella, l’enfant et le chien dans la périphérie romaine.
René de Ceccatty, dont j’ai aimé diverses biographies (Pasolini, Callas), à la culture immense, donne là un essai magistral de minutie, d’analyse comparative, de connaissance des œuvres et des contextes. Il faudrait des pages pour rameuter telle anecdote, tel parcours, telle lettre qui informe d’un chapitre oublié, etc. De nombreuses notes témoignent d’une recherche exemplaire.
L’œuvre de Morante qu’ont traduite Michel Arnaud, Jean-Noël Schifano, est disponible en Quarto/Gallimard, en folio.
Philippe Leuckx
René de Ceccatty, né à Tunis en 1952, est un écrivain français, romancier et essayiste. Il a notamment publié : L’accompagnement (1994), Fiction douce (2002), Pasolini (2005) et Enfance dernier chapitre (2017). Traducteur de l’italien et du japonais.
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