Eloge indocile de la psychanalyse, Samuel Dock (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)
Eloge indocile de la psychanalyse, Samuel Dock, éditions Philippe Rey, septembre 2019, 431 pages, 20 €
Alors que la psychanalyse subit actuellement des assauts violents de la pensée conformiste, Samuel Dock nous offre un voyage sincère sous forme d’abécédaire palpitant sur cette « psychologie des profondeurs ». On en ressort tout ébouriffé et enthousiaste… Loin de sentir la naphtaline, Samuel revigore l’indocilité de la psychanalyse que l’on avait oubliée. Il y ressuscite l’inquiétante étrangeté qu’avait su créée Freud lors de sa théorie explosive et adoucit les querelles de chapelle (ou plutôt de divans) entre les freudiens, les lacaniens, les kleiniens ou les jungiens… Son essai refuse le catéchisme dogmatique, les remparts artificiels créés par les différentes obédiences psychanalytiques, disons-le franchement : l’élitisme abscons. Il libère la psychanalyse contemporaine de sa tour d’ivoire bourgeoise, en rendant la psychanalyse lisible et accessible, en prenant même le risque de se dévoiler lui-même.
En 1900, lorsque Freud publia L’interprétation des rêves, c’était un tremblement de terre qui ouvrait les portes mystérieuses de l’inconscient. On a tendance à l’enterrer, mais la psychanalyse a été rebelle, loin de la mollesse des divans. Cette inquiétante étrangeté, Samuel Dock l’illustre par « toutes ces délectables bizarreries, toutes ces merveilles incommodantes ». Comme un « reflet bien familier » qui nous remue. C’est alors que le refoulé affleure notre conscience et que l’on peut apprécier « l’irruption d’un continent de mon identité ». C’est cela l’inquiétante étrangeté, un paradoxe : une reconnaissance suivie d’un inconfort. C’est cette fusion entre le réel et l’irréel qui déstabilise. Cette confusion est bien prégnante dans les œuvres de David Lynch. L’auteur emploie cette formidable allégorie pour décrire ce concept d’étrangeté : « le surgissement du fantastique au cœur du quotidien le plus banal ».
Après ce séisme profond, quel crédit accordé alors au marketing du coaching ? La psychanalyse n’a pas peur des abymes de l’inconscient, contrairement à certaines techniques du développement personnel qui agissent comme des « adjuvants » sur « l’être hypermoderne » sur ses « microprojets » gérés en toute urgence. Comment retrouver de l’unité dans cette agitation incessante de patchwork de coachs en tout genre ? La psychanalyse permet de retrouver une intériorité, contrairement au « sparadrap » du coaching. D’après Samuel Dock, la pensée positive serait une dictature du conformisme, ne jamais se plaindre, continuer à avancer, ne surtout pas trop penser. Or combien de fois entendons-nous : « tu penses trop » ? Respecter ses blessures, ne pas nier ses souffrances, c’est en cela que la psychanalyse, à cause de ce réalisme, plaît moins à une société capitaliste qui privilégie l’urgence.
Cependant, même si le mot clé de l’abécédaire « contes de fée » fait rêver, attention, la psychanalyse porte aussi ses propres blessures. Samuel Dock nous fait prendre du recul par rapport à l’auteur de Psychanalyse des contes de fées : Bruno Bettelheim. Son interprétation des causes de l’autisme a jeté un discrédit sur la psychanalyse : Bettelheim accusait les mères « réfrigérateurs » de provoquer l’autisme…
Pourtant, les mots ont leur importance en psychanalyse, la nuance est reine. On apprend par exemple la différence entre déni et dénégation. Cet abécédaire dévoile l’humanité d’un vocabulaire parfois trop ésotérique. Et surtout nous donne de nouvelles clés d’entrée pour interpréter les symptômes. L’addiction, par exemple, peut paraître simple comme sujet, or la psychanalyse en offre un prisme d’interprétation loin de sentiers battus : « la solution addictive représenterait non pas une manière de se détruire, comme le suggère le terme “toxicomanie” par exemple, mais bien une tentative d’autoguérison face à la menace de stress psychique ». L’addiction, un moyen de se guérir ? La psychanalyse a ce point commun avec la philosophie, celle de savoir poser les bonnes questions et de démêler les multi-causalités d’un symptôme.
On sourit par ailleurs lorsque l’auteur se gausse de ce qu’est devenu le concept du fantasme : « cinquante nuances de vide ». Le fantasme, pourtant « preuve de la vitalité de notre psyché », s’est stéréotypé. Il s’agit d’un « fantasme dilué, inodore, incolore », tout à fait conformiste. Cette dilution trouve sa cause dans le cannibalisme. En effet, le terme « cannibalisme » peut paraître saugrenu dans un abécédaire sur la psychanalyse alors qu’en fait il mérite toute sa place : Ne serions-nous pas en train « de nous cannibaliser les uns les autres ? Sevrés du sein maternel, l’hyperconsommation nous fait croire que nous devenons ce que nous incorporons. Mais est-ce suffisant pour nous combler ? Pas tout à fait, car le pervers narcissique n’est autre que le symptôme de « cette horde primitive », « la métaphore de cette hyperconsommation du soi ». Nous sommes dans un hédonisme de survie qui masque un certain cannibalisme narcissique.
Pour lutter contre ce cannibalisme, heureusement persiste notre joyeuse créativité. Mais Freud, dans Malaise dans la civilisation, refroidit notre optimisme sur l’art salvateur « Qui est réceptif à l’influence de l’art l’apprécie plus que tout, comme source de plaisir et comme réconfort dans l’existence. Néanmoins, la douce Narcose où nous plonge l’art n’est pas capable de provoquer plus qu’une brève évasion loin des malheurs de la vie et elle n’est pas assez forte pour faire oublier la détresse réelle ». Ce pessimisme freudien peut difficilement se conjuguer avec les dictats de notre société qui prône une jouissance de l’instant pour nous perfuser d’images positives. C’est probablement ce côté un peu schopenhauerien de la psychanalyse qui déplaît aujourd’hui, voire qui fait peur…
Mais cet abécédaire sait mettre aussi parfaitement en valeur le côté lumineux de la psychanalyse, son art de l’interprétation. Cette magie du déchiffrage nous ouvre sans cesse des nouvelles portes. Une maison, par exemple, l’auteur voit notre habitat comme un troisième corps. « On investit notre maison à la façon dont notre corps a été investi par les soins maternels ». La maison d’un paranoïaque sera de ce fait très différente de celle d’un obsessionnel. Pour les couples, le logement, « véritable investissement libidinal », peut devenir carrément une personne tierce. Une maison, comme un amant ? Voilà pourquoi la psychanalyse reste fascinante, car elle transforme notre banalité quotidienne en véritable scène surréaliste.
Le titre de cet essai n’est pas anodin : la psychanalyse doit être indocile, sa survie en dépend. L’auteur défend résolument une approche interdisciplinaire, celle de Freud : prendre en compte tout l’écosystème des symptômes individuels, les groupes, les institutions comme l’armée ou la religion, les mythes, la civilisation. La psychanalyse à l’époque de Freud essayait d’embrasser la complexité du monde, en apportant un coup de marteau à la rationalité. « Je est un autre ». Pourquoi avoir renoncé à cette anthropologie psychanalytique ? Fuir le catéchisme des différentes écoles de psychanalyse, la complaisance institutionnelle, est essentiel pour se concentrer sur le patient.
« Freud n’est pas Kant ». Notre humanité ne colle pas aux images d’Epinal. Il est nécessaire d’étudier toutes les sciences humaines, y compris les approches opposées à la psychanalyse pour se rappeler qu’il existe « toujours d’autres façons de penser l’humain ». « Nous sommes divisés en des milliers d’influences contraires ».
Le manque est garant de notre humanité, voilà la devise de cette éloge indocile, loin de l’hystérique consommation contemporaine.
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
Samuel Dock est psychologue clinicien. Il a publié, en 2012, L’Apocalypse de Jonathan (roman), et est l’auteur, avec Marie-France Castarède, du Nouveau choc des générations (2015) et du Nouveau malaise dans la civilisation (2017).
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