Éloge de la baleine, Camille Brunel (par Gilles Banderier)
Éloge de la baleine, Camille Brunel, avril 2022, 208 pages, 17 €
Edition: Rivages
Moby Dick ne commence ni par une épître dédicatoire adressée à un maître ou à un ami de l’auteur, ni par la traditionnelle préface, où Melville expliquerait ses intentions, mais par deux sections avec lesquelles l’auteur prend ses distances, les attribuant à « un pion de collège » et à « un très obscur bibliothécaire ». La première est étymologique et vaguement linguistique, qui se réduit à douze langues (dix en réalité, puisque l’hébreu et le grec pourtant annoncés sont absents) ; la seconde consiste en un relevé (évidemment non exhaustif) de citations, allant de la Genèse aux chansons de marins que Melville avait pu entendre dans les ports américains, en passant par Rabelais, Shakespeare ou Cuvier. Ces pages érudites et borgésiennes avant l’heure rappellent le long compagnonnage de l’être humain avec les cétacés, particulièrement les plus grands d’entre eux, et la fascination qu’ils exercent (Camille Brunel ajoute dans son livre un hommage mérité à Jules Verne, p.153). Mais cette fascination à la fois est récente (il y a moins de trois siècles encore, la mer faisait peur) et n’est plus aussi « innocente » (au sens originel) que celle éprouvée par les écrivains de la Bible ou de l’Antiquité grecque, car l’humanité a fini par se rendre compte du profit économique qu’elle pouvait retirer de ces immenses créatures.
Le « blanc de baleine » dans lequel les pipiers de l’empire austro-hongrois trempaient les têtes de pipes en écume de mer (qui n’a rien d’une matière première marine) n’est qu’un produit anecdotique, parmi d’autres. Aujourd’hui fabuleusement riche grâce au gaz et au pétrole (son fonds souverain possède le tiers des Champs-Élysées), la Norvège fut longtemps un pays de misère, tirant de la chasse à la baleine des ressources d’autant plus importantes qu’elle ne disposait pas de grand-chose d’autre.
Camille Brunel, dans son Éloge de la baleine, donne toutes les raisons de regretter que les rapports aient été aussi conflictuels entre l’humanité et les cétacés, qui sont probablement la seule forme d’intelligence comparable à la nôtre. Une intelligence qui s’est tenue « à l’extérieur du vénéneux royaume de l’abstraction » (p.41), mais également de la technique. Si les sommes qui ont été gaspillées dans le repérage d’éventuelles civilisations extra-terrestres (jusqu’à preuve du contraire, et aussi improbable que cela puisse paraître, tout se passe comme si l’univers était toujours obstinément vide de vie et d’intelligence, en dehors de notre planète) avaient été employées à mieux connaître les cétacés, peut-être aurions-nous accompli de fascinantes découvertes. Car ces animaux sont intelligents, mais sans présenter le bilan très mitigé de l’espèce humaine, depuis les guerres tribales aux camps d’extermination. On rencontre chez certains groupes de cétacés (pas sur l’ensemble d’une espèce) des comportements que les spécialistes sont bien obligés de rattacher non à l’instinct aveugle, mais à la culture et à l’apprentissage (comme les manœuvres d’échouage contrôlé des fameuses orques du détroit de Valdès, en Argentine). Les mentalités évoluent lentement : un chef-d’œuvre mineur comme le film Orca (1977), qui donne à l’homme le mauvais rôle et sort sur les écrans en ces années où, dans un tout autre genre cinématographique, le regard sur les Indiens change également, en forme un témoignage.
La sympathie, voire la tendresse qu’éprouve Camille Brunel pour ces immenses créatures porteuses d’intelligence et de sagesse (des qualités moins répandues chez l’être humain qu’il veut bien se l’accorder) se lisent à chaque page. Cependant, certaines de ses idées, comme celle d’une période annuelle de confinement mondial afin de protéger les cétacés de l’activité humaine, sont difficilement admissibles, compte tenu des dégâts de toutes sortes provoqués par ces réclusions collectives.
Gilles Banderier
Camille Brunel, journaliste, critique de cinéma, est l’auteur de plusieurs romans, parmi lesquels La Guérilla des animaux (2018). La cause animale est au centre de son travail.
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