Ekphrasis - à propos de Rembrandt, Jean Genet
Rembrandt, Jean Genet, Gallimard, novembre 2016, 80 pages, 12 €
Et s’étant levé de fort bonne heure, il prit ses deux femmes et leurs deux servantes, avec ses onze fils, et passa le gué de Jacob. Après avoir fait passer tout ce qui était à lui, Il demeura seul en ce lieu-là. Et il parut en même temps un homme qui lutta contre lui jusqu’au matin. Cet homme, voyant qu’il ne pouvait le surmonter, lui toucha le nerf de la cuisse, qui se sécha aussitôt. Et lui dit : laissez-moi aller, car l’aurore commence déjà à paraître. Jacob lui répondit : Je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni. Cet homme lui demanda : Comment vous appelez-vous ? Il lui répondit : Je m’appelle Jacob. Et le même homme ajouta : On ne vous nommera plus à l’avenir Jacob, mais Israël ; car si vous avez été fort contre Dieu, combien le serez-vous davantage contre les hommes ? Jacob lui fit ensuite cette demande : Dites-moi, je vous prie, comment vous vous appelez. Il lui répondit : Pourquoi demandez-vous mon nom ? Et il le bénit en ce même lieu-là, en disant : J’ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée. Aussitôt qu’il eut passé ce lieu, qu’il venait de nommer Phanuel, il vit le soleil qui se levait ; mais il se trouva boiteux d’une jambe. C’est pour cette raison que, jusqu’aujourd’hui, les enfants d’Israël ne mangent point du nerf des bêtes, se souvenant de celui qui fut touché en la cuisse de Jacob, et qui demeura sans mouvement (chapitre XXXII, 22-32, La Bible).
Y aurait-il une lumière de la nuit ? Un spectacle de l’invisible ? (…) Rembrandt aime les yeux clos, pour mieux projeter le regard vers l’intérieur de l’homme, vers le monde caché. (…) La poésie, elle aussi, est pour Rembrandt un apanage des yeux clos. (…) La constante des paupières closes crée une équivoque : sommeil ? mort ? ou extase ? (René Huyghe, Les puissances de l’image).
Le texte de Jean Genet est vivant car il commence d’une manière vive, comme si l’écrivain se trouvait face aux tableaux du maître flamand, en une sorte de retranscription instantanée de l’œuvre. Pour cela, des reproductions couleur accompagnent, nombreuses, le texte. Genet voit une leçon d’anatomie dans chaque sujet du grand artiste, le pied de Jérémie, les têtes de vieilles, la décrépitude de Mme Trip, la chair ici voilée et là découverte sous les apparats et la splendeur des étoffes. L’écrivain compare le combat du peintre à celui de Jacob et l’ange ; il en saisit la mystique, son imprégnation dans la matière. Une lumière intérieure brûlera, non pas diffusée par le paysage, mais auréolera les personnages, ou une partie de leur corps ; ce que souligne Genet : ce qui va, sourdement, illuminer la plus humble matière. Genet utilise le champ lexical du feu pour décrire le langage pictural de Rembrandt. Une vision commune semble habiter les deux artistes, tous deux en proie à un narcissisme aigu lors de la plénitude de leur jeunesse, puis progressivement assaillis de doutes. Cette analyse met en parallèle les tourments et les affres amoureux du romancier et ceux du peintre, en dépit des 317 ans et des lieux géographiques qui les séparent – [Rembrandt van Rijn, 1606-607/1669, Leyde/Jean Genet, 1910/1986, Alligny-en-Morvan]. Mais ce n’est qu’en se mettant au service de l’art, par le chemin étroit de la peinture, que l’artiste s’accomplit. En faisant fi des règles et des lois sociales, des observances. Donc, Rembrandt détruit dans son œuvre et en lui-même tous les signes de l’ancienne vanité, signes aussi de son bonheur et de ses rêves.
Pour Jean Genet, le maître flamand inaugure l’époque moderne, qui place sur un plan identique l’objet le plus trivial et la scène la plus élaborée, la plus fine, les rendant également signifiants, sur un mode qui, en somme, se défait des oripeaux et des conventions pour, une fois libéré, revenir à une vérité plus essentielle et universelle. Genet aborde également la problématique de la différence, de l’identité à travers les modèles et les époques esthétiques de Rembrandt, qu’il découvre sans souci hiérarchique. La peinture est composée de sanies, comme l’accouchement, et le beau naît aussi d’un très grand malheur, d’une terrible solitude de la chair. D’ailleurs, l’écrivain décrit les tableaux en termes qui évoquent la fécondité, la gestation et l’enfantement (Kate Millett, La Politique du Mâle). L’écriture de Genet et la peinture de Rembrandt s’intéressent aux substances excrémentielles – notons la description crue des déjections chez Genet et l’emploi des fonds terreux, bourbeux, sanguinolents du peintre, qui menacent d’ensevelir les carnations.
La question est posée. Que voit-on dans la peinture, qui et qu’y voit-on ? Un autre soi-même à distance, a fortiori chronologique, un être mort depuis longtemps mais préservé par la représentation picturale ? Genet répond : reconnu par aujourd’hui, par demain, mais aussi par les morts. Une œuvre offerte aux vivants d’aujourd’hui et de demain… Quelque chose perdure, d’indicible, avec l’œuvre d’art, même si Genet reste hanté par une pourriture, en train de gangrener toute [son] ancienne vision du monde. Qui va contaminer tout son univers : charge émotive négative ou positive ? L’écrivain aborde l’identification, la catharsis, l’unicité du regard posé sur un individu ou sur une toile, une découverte similaire qui pénètre intimement le spectateur, l’embrase, l’épanouit ou l’horrifie. Le regard dirige les sens, les oriente, précède l’analyse. Cependant, la contemplation artistique (qui forme le goût), diffère de ce qui est jeté à la face, par inadvertance, de ce que l’on ne choisit pas de voir. Le regard est un agent actif qui se jette sur l’autre, se coule sur l’objet, s’y répercute. Et bien sûr, pour Genet, il y a le regard qui érotise la rencontre fortuite, celle de l’œil d’un jeune homme au mien, dans notre regard échangé. Regard hélas terni par la conscience de la mort qui engendre un malaise et putréfie le désir sans doute ici homophile. Genet nous rappelle que toute existence est précédée de la souillure originelle, et que toute création reste liée à ce substrat : sang, sperme et merde.
L’histoire de ce texte, de ce court essai, écrit dans les années 50, est complexe. Les pages sauvées de la destruction ont marqué des acteurs majeurs de la vie intellectuelle de l’époque. C’est ce que conclut avec précision Thomas Simonnet tout en en conservant l’énigme. L’intelligence du regardeur et du voyant habite ce beau texte de poète, une ode à l’amour (au masculin) pour Rembrandt dans sa folie de barbouilleur.
Yasmina Mahdi
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