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Ekphrasis 9 - Taksim Taksi

Ecrit par Marie du Crest le 18.11.13 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Ekphrasis 9 - Taksim Taksi

 

A nos voyageurs d’Orient, à mon amie Pascale

 

Il ne reste à la surface de la grande place que les traces de la peinture policière, rageuse, violemment grise. Tous les mots rebelles ont été effacés. Juin de Taksim. Sur la porte du consulat de France, encore un « Nique ta mère et Vinci dehors ». Les feuilles sont mortes, desséchées dans le petit parc de Gezi. Les petites voitures ambulantes rouges des vendeurs de castana s’éclairent le soir. Les hommes, les femmes, les enfants marchent, traversent l’espace nu autour du petit monument commémoratif. Le groupe des hommes en armes, sculptés, du héros à la toque en astrakan, de la mère cachant son petit enfant dans son voile, assise à leurs pieds, semble batailler, avancer vers la jeune république turque. Marchands de fleurs, cireurs de chaussures et les camions de l’ordre public arrêtés, garés pour monter la garde. POLIS. La pâtisserie MADO n’a pas protégé les manifestants en les accueillant au printemps.

29 ELKIM. Istanbul pavoise en rouge et blanc Croissant et petite étoile blancs sur aplat rouge. Le drapeau national habille les façades d’immeubles, de petites maisons, les devantures de magasin. Taksim et tous ses fanions joyeux dans le vent d’octobre. Ils sont dehors à nouveau pour la fête nationale, pour les 90 ans de leur république, celle qui a fait mourir le grand empire ottoman, celle qui a changé la langue, qui a dit aux femmes qu’elles pouvaient montrer leur visage, leur chevelure, et voter en 1923 ; et aux hommes de ne plus porter le petit fès rouge. Ils font flotter dans le vent son visage des années vingt immortel, photo en noir et blanc. Beauté du regard bleu, belle allure de cet homme qui porte une cravate sur le col relevé et amidonné de sa chemise et la toque, haute presque vertigineuse. Celui qu’ils appellent : leur Père. Les femmes parfois ont improvisé une couronne sur leurs cheveux, torsade rouge et blanche en laine. De vieux messieurs ont des cocardes sur le revers de leur veston et l’icône de leur grand homme au revers. Ils défilent sur la vieille colline de Péra.

 

MUSTAFA KEMALI ‘ IN ASKERLERIYIR

Istikal, les vieux Levantins disaient qu’elle était la grande rue de Péra, qu’elle ressemblait aux Champs-Elysées avec ses belles boutiques et son tramway moderne. Les policiers s’organisent pour couper la marche de ceux qui luttent contre l’AKP. Antiques boucliers, matraques nerveuses, casques blancs de faux soldats épiques, cheval de Troie protecteur qui progresse contre l’ennemi avec son terrible canon à eau. Lancer les gaz qui font pleurer de colère et d’indignation. La veille, les policiers ont embarqué devant le consulat de Grèce une poignée de jeunes gens, militants d’un mouvement radical. Ils ne veulent pas les voir remonter l’artère jusqu’à Taksim. Taksim, la rebelle.

Je marche dans Istanbul. Dans cette ville, on monte et on descend vers Le Bosphore, la Corne d’Or. J’habite Feridiyé Caddesi. Petite rue pavée, royaume des seigneurs chats et purgatoire des pauvres chiens. L’épicerie du quartier est mythologique : Medusa. On y trouve l’eau en bonbonne, le café turc, l’ayran. A la fin de la nuit, j’attends et j’entends le texte mystérieux de l’appel à la prière.

Je marche dans Istanbul et je le vois partout, lui, Mustafa Kemal. Il est beau, séducteur, dandy des années folles au Grand Bazaar, installé dans un grand fauteuil en rotin, en pantalon blanc, portant pochette blanche, cheveux sans doute gominés et tenant voluptueusement une cigarette entre ses doigts, son bras appuyé sur l’accoudoir gauche. Nous nous regardons : il est au dessus-de moi enfermé dans son grand portrait : il voit que je prends, dans le petit verre tulipe, posé sur sa soucoupe, un bon çai. Je l’ai vu aussi colorisé sur une affiche qui commence à se décoller. Sur une porte en métal noir et vitrée dans sa partie supérieure, il se montre comme le propriétaire qui veut savoir qui a sonné chez lui : de face, droit dans les yeux en manteau, avec une petite moustache. Et puis plus beau encore, sur une affiche déchirée, sur fond d’étendard national, le jeune Kemal, légèrement de profil. Affiche peinte de cinéma ancien, il regarde le monde avec hauteur, star inoubliable de sa propre vie. Parfois, il endosse une tenue martiale avec une vareuse à col montant qui lui donne fière allure. Les femmes autour de lui ont des chapeaux-cloche, des robes pour danser le charleston. Il leur plaît terriblement.

Sur la place Taksim, tu es la dernière trace de leur lutte pour que les platanes de Gezi ne tombent pas, pour que les stambouliotes se promènent encore dans le parc. Ils n’ont pas osé t’effacer. Un simple dessin, des traits noirs pour ton nez, ton menton, tes cheveux ou ton menton. Tu es de profil et tu observes sur ta gauche ce qu’il advient de ton pays. Tout autour, les parois des panneaux sont vides et muettes.

Je marche dans Istanbul, vers le quartier de Fethi. Les femmes dévalent les pentes comme des oiseaux aux ailes noires, certaines cachent leur menton. Les maisons en bois délabrées ou en ruines oublient que beaucoup de grecs habitèrent là. Les enfants fréquentent désormais l’école des mollahs.

Je marche jusqu’au hamam de Galatasaray, juste à côté du prestigieux lycée. Le monde séparé des corps des hommes et des femmes.

 

TAHIRI GALATASARAY HAMAMI

1481

A l’entrée deux vieilles femmes qui s’occupent de nous. Petites cabines vitrées avec leur banquette sans âge recouvertes d’une étoffe rayée. On se déshabille et l’on ferme à clef avant de pénétrer dans la chaleur vaporeuse de la pièce centrale après avoir entouré notre corps d’une serviette à rayures. Paréo modeste. Magnifique coupole des arts byzantins, ottomans, percée de la lumière du jour, colorée en rouge, jaune et vert. La ville est loin. Le corps a chaud, ruisselle peu à peu comme s’il voulait devenir fontaine douce. Il suffit de s’allonger sur la plaque centrale de marbre gris, de fermer les yeux et de sentir cette chaleur comme un feu intérieur. Mon corps continue à redevenir eau. Je me lève, enfile mes socques de bois et vais prendre place sur un petit tabouret, ensuite puiser dans la vasque et m’asperger à la source de fraîcheur. Sur mon visage, je renverse la petite assiette de métal. Il n’y a rien d’autre à faire que bavarder ou abandonner son corps à son propre plaisir. Je rêve peut-être à la grande odalisque d’Ingres. Les deux matrones entrent dans la pièce à leur tour, en soutien-gorge et culotte noire, sans avoir honte de leur corps abîmé par le temps. Nous sommes nues sous leurs doigts gantés. Elles parlent entre elles et en même temps, s’activent sur nos jambes, nos bras, nos seins, notre nuque. Une jeune fille étrangère au corps parfait observe ce qu’elles font avec les nôtres. Un regard suffit pour que je comprenne qu’il faut se mettre sur le dos ou sur le ventre. A nouveau, elles nous arpentent. Leurs gestes sont précis. Les deux masseuses préparent dans un tissu de gaze la mousse de savon avec laquelle elles vont opérer. Blancheur légère qui cache notre nudité, robe changeante qu’elles inventent selon leur gré en dégonflant leur baudruche de savon sur notre peau. Ablutions profanes et sujet de peinture orientaliste.

Je marche le long du Bosphore, en direction de la forteresse de Rumeli Hisari. Je franchis une petite porte, celle du magnifique cimetière marin qui domine cette mer des deux Rives. Pierres tombales anciennes, enturbannées et renversées par la décadence des empires. Tombes de beau marbre blanc imitant l’art mortuaire chrétien. Famille au nom magique.

 

ABRAKADABRA

DEMITORK AILESI

Je marche vers l’embarcadère en bois verni d’Ortaköy. C’est dimanche, les gens aux terrasses des cafés lancent les dés petits et déplacent les pions du tavla, face-à-face joueur. De vieux musiciens font danser et chanter un groupe de femmes et d’hommes qui s’est regroupé autour d’eux, au bord du rivage. La vapur va accoster dans le bruit de sa trompe. J’écoute la musique cacophonique de la vie.

Je marche vers la maison framboise de Pamuk, son musée de l’innocence, le musée-livre. Les petits objets du quotidien nostalgique de l’Istanbul des années cinquante sont rangés dans de jolies vitrines. Fusun portait une robe fleurie, rouge, des escarpins jaunes. Le héros a bu beaucoup de petits verres de rake blanc et nuageux qui sent si fort l’anis. Il fumait des Samsun. Dans le grenier, la chambrette avec le lit et les chaussons sages et vides de l’homme défunt qui occupa l’immeuble. J’ai tant aimé lire Istanbul, autobiographie et album de photos dans la collection folio. Pascale m’achète un signet-souvenir.

Je marche dans les rues de tous ces mots français devenus turcs : apartman, rulman, jeton, galeri, kuaför, garaj, passaj, peruk, lisesi… si simplement sonores.

Je marche encore à l’aventure. Je gagne la côte asiatique pour contempler le monde ancien des Chrétiens, de l’autre côté de la chaîne qui en 1453 sera ouverte. Face à la tour de Léandre, je prends le soleil sur les gradins aux coussins de sofa, les jambes en tailleur. Les petites barques de pêcheur se regroupent pour se protéger des énormes navires, des gaziers menaçants, des paquebots, des vapurs aux magnifiques cheminées jaunes. Boire encore du thé noir. Sentir tous les mouvements des vivants, de ceux qui le furent dans cette ville aux trois noms, dans cette ville où les filles se maquillent sous leurs foulards assortis à leur longue redingote, où les filles portent des mini-jupes, où les filles se cachent intégralement.

La musique d’un bar vient de s’arrêter, celle du muezzin commence et celle d’un autre. Chorale d’Allah. J’écoute l’harmonie du sacré et du profane.

Je reviens toujours à Taksim, aux échoppes qui vendent le jus sanglant de la grenade. Passent les taxis orange, les taxis jaunes. Ils reviendront tous dire leur colère, les hommes debout, les peintres d’escaliers multicolores. Ils doivent revenir pour que les arbres de Gezi se dressent toujours contre les buildings d’hôtels sans âme, de bureaux corrompus. Diren Gezi, j’entends les voix de leur foule.

 

Marie Du Crest

 


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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.