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Ekphrasis 3 - Visages dévisagés

Ecrit par Marie du Crest 14.11.12 dans La Une CED, Ecriture

Ekphrasis 3 - Visages dévisagés

 

En hommage à un grand peintre allemand.

 

Elle descend sous terre sans bouger, portée par la lenteur du très long escalator. Station Place des fêtes, ligne 11, direction Châtelet. Ils sont déjà là, ils avancent dans la léthargie d’une journée qui commence. Elle les attend comme chaque jour. A sa hauteur, de l’autre côté des rampes noires, leur visage surgit, porté par leur corps sans jambes, sans torse. C’est quoi regarder un visage ? Lire la vie ? Les visages sont les mêmes, organisés et organiques : un front, des tempes, un nez ombilique, des yeux-monde, une bouche, béance des baisers, gouffre des nourritures, des joues pour ressembler à un enfant, un menton, promontoire. Des chevelures aussi sauvages que des forêts impénétrables ou rectilignes comme de beaux potagers. Elle voudrait tous les absorber dans un immense livre des visages. FACE-BooK. Elle n’en reconnaît aucun.

Sur le quai de la station, elle devine des visages derrière les vitres des rames. Les yeux restent fixes, scrutent et se baissent enfin. Elle monte dans un wagon, et dans la porte vitrée qui s’ouvre et se ferme elle regarde son propre visage dans un reflet accéléré par la vitesse du voyage qui commence. Rambuteau. Le bleu extravagant de Beaubourg dans cette ville grise apparaît au-dessus de la sortie du métro. Un énorme dragon chinois de verre grimpe sur la façade du centre Georges Pompidou. Elle monte, monte, légère, immobile sur l’escalator qui va vers le ciel de Paris, le ciel du musée. Elle gravit l’échelle de Jacob. Il fait magnifiquement beau. Panorama sur les toits, panorama Richter.

Richter, le juge. Richter Sviatoslav portait une casquette de tweed. Visage anguleux du grand pianiste soviétique. Non, l’autre Richter. Il y avait aussi deux Fragonard ; celui des belles de Cythère et Honoré qui écorchait les corps. L’autre Richter donc, allemand d’avant la Guerre. Visage aux lunettes. Le peintre : der Maler.

Des visages marchent autour d’elle, dans les miroirs. Ils s’arrêtent puis reprennent leur profane procession devant les cymaises. Les visages peints de Richter ne s’abandonnent pas, se dérobent à son regard. Pourtant les visages portent leur nom. Les noms des femmes, des enfants, des proches de Richter. Ce sont des noms d’Allemagne. Le visage décapité du reste du corps. Gros plan ou plan rapproché. Richter photographie la peinture que son regard veut capter. Des visages d’art et d’amour.

Betty en 1977 a onze ans. Elle est encore une enfant. Peindre deux fois la tête de sa petite. Un père photographie son petit ange en 1975. Visage de joues et de lèvres rouges, mèches de cheveux raides. Elle pose pour son Vati. Plusieurs clichés. Betty est peut-être couchée sur un parquet. Elle continue de regarder le peintre la regarder. Elle devine le cou de Betty, salle 7. Elle renverse son visage pour voir Betty « à l’endroit ». Judith a saisi les cheveux d’Holopherne et de son coutelas tranché la gorge qui saigne. Richter a le geste du Caravage mais un geste d’amour paternel. Du rouge dans les deux toiles : le rouge des lèvres enfantines, le rouge du chandail au col ourlé de bleu nuit et chez l’Italien, le meurtre biblique est un théâtre aux tentures pourpres. Elle cherche à comprendre ce visage d’enfance, un peu mélancolique, tellement photogénique.

Richter a peint à nouveau Betty avec le même chandail mais cette fois-ci, elle s’en souvient, son image s’est perdue dans un brouillard mystérieux. Les traits si nets sont perdus. Est-ce bien encore la douce Betty ? Elle arrive devant le portait volé de Betty. Elle a grandi, le peintre a vieilli. 1988. Elle a eu son fils en 1988, son garçon-du-ventre. Betty se retourne. De son visage, il ne reste plus qu’une oreille fine, une pommette pêche, un cou deviné. Elle vient de se lever, elle porte encore son douillet pyjama, avec sa veste à fleurs pop rouges et blanches avec son petit capuchon de Chaperon… Sa tresse blonde est cachée dans le col du vêtement. Elle regarde le fond noir, un aplat de couleur. Elle entend à côté d’elle : on dirait que c’est vrai. Tourner le dos pour ne pas montrer son  visage. A-t-elle entendu un bruit soudainement ? Elle pourrait, Betty, en devenant femme, être la baigneuse d’Ingres, celle que possédait Valpinçon. Elles aiment toutes les deux les étoffes rouges et blanches, celle du pyjama, celle du joli turban. Elle aimerait en rêve que Betty se retourne vers elle et lui révèle ses sentiments.

Richter a plusieurs femmes, plusieurs enfants. Ella, en 2007, ne le regarde pas droit dans les yeux. Elle baisse la tête. Elle porte un pull rose au col intérieur vert. Elle la voit comme si elle avait un trouble de la vue. Faudrait-il se rapprocher ou au contraire s’éloigner de la toile pour que tout soit net ? Myopie ou hypermétropie. Elle hésite. Le tableau coupe le corps de la jeune fille au visage mince. Mais il y une enfant plus inquiétante, tante Marianne. Comment à cet âge peut-on avoir un si petit neveu, Gerhard ?

Richter peint la photo de famille en 1965. Dans un vieil album sauvé des naufrages de l’Allemagne, il a retrouvé ce cliché en noir et blanc. Une toute petite fille aux cheveux coupés au carré très plats sourit au photographe (qui était-il ?). Devant elle, un bébé emmailloté, dans un corps de tissu, couché sur le ventre comme sur les photos de ce temps (nu sur peau de bête comme dans les archives de sa famille française). Le nourrisson regarde dans la même direction que Marianne. C’est toi Gerhard, Hitler vient sans doute de prendre le pouvoir. 1933. La photo tremble encore dans l’huile de la toile comme s’il s’agissait de visages venus de très, très loin. Marianne euthanasiée par les nazis à cause de son grand sourire. Richter aime maintenant une jeune madone à l’enfant : Sabine mit Kind. Ils n’ont qu’un visage qu’ils emboîtent dans celui de l’autre. Moritz s’enfonce dans le visage de sa jeune mère. Nue ou vêtue, Sabine est une mère qu’il faut chercher derrière les apparences, derrière les couches archéologiques du travail pictural. Le petit n’est qu’une tête hypertrophiée, un gros poing noir, une bouche entr’ouverte contre la chair maternelle. Le visage des origines de la vie.

Sabine, la troisième, lit. Lisende. Elle aimait tant les œuvres de Vermeer. Sabine semble être une femme-enfant en 1994. Profil de médaille. Elle aime les coiffures simples : elle a attaché ses cheveux en petite queue de cheval enrubannée. Elle est blonde, ensoleillée. Une jolie nuque dans la lumière et la créole épaisse pend à son oreille gauche. La lectrice s’absorbe dans le sens du texte. Pourtant elle ne lit pas une lettre d’amour comme sa petite sœur de Delft. Mais toutes les liseuses ont cette gestuelle-là. Elles ignorent le monde, la tête penchée sur le papier, la main accrochée au livre et le visage immobile. Richter ne peint que cela, le visage de profil de sa chère liseuse. Pas de nature morte aux fruits, d’intérieur hollandais et de fenêtre au verre plombé.

Ema, sa première. Elle se dit que les peintres n’aiment que leur modèle. Cette fois-ci en 1966, Richter peint d’après photo un corps et son visage. Ema descend nue un escalier d’immeuble. Sa marche est prudente. Floutage de la partie gauche du visage de sa bien-aimée. La blondeur recouvre d’une impeccable frange le front de la jeune femme. Belle fantomatique. Petits seins joliment dessinés par la chair pâle. Le sexe, triangle de couleur. Et les yeux clos refusant le monde visible. Ton amant, Ema, ne veut pas révéler les secrets que ses paupières dissimulent. Le mouvement de ton corps est suspendu à ton pied  gauche qui se soulève sur une marche. Ema disparaîtra des tableaux de Richter. Il ne l’aimera plus. En 1966, la marcheuse diaphane pense déjà à cet amour fini et à jamais perdu.

L’Allemagne a d’autres visages, morbides. Horst, der Vater peint en 1965, ressemble avec son chien sur les genoux à un clown grotesque avec ses cheveux pointus et dressés sur les côtés. Visage en noir et blanc inquiétant malgré son apparente bonhommie. Richter choisit le flou décalé ici. Le père, famille Richter, parti national socialiste. Pourquoi en serait-il autrement ? Que vouloir d’autre pour la grande Allemagne ? Et l’oncle Rudi… Il a tenu à prendre la pose pour la photo. Il porte le long manteau à double boutonnage qui rend le nazi très élégant. Le nazi est humain, presque jovial. La casquette de Rudi est un peu de travers et quel sourire irrésistible pour ce jeune conquérant ! Derrière lui, dans la grisaille, un mur et en arrière-plan, une façade de prison, de caserne… Rudi va bientôt mourir au front. Tu n’es qu’un assassin. Les villageois de Liditz te voient ainsi en 1967. En 1942, tu as sans doute encerclé leur village près de Prague, assisté à l’exécution sommaire des hommes, à la déportation des femmes, à l’enlèvement des enfants à aryaniser. Ton sourire sourit à la mort. Chelmo, ça te dit quelque chose ? Gerhard n’a pas pu t’effacer de sa mémoire, de la mémoire allemande. La même année, Richter peint son autoportrait aux lunettes à monture d’écaille. Il regarde vers le sol. Il ressemble à ce pitoyable Derrick, héros bavarois et enquêteur de l’Allemagne petite-bourgeoise. Richter a une cravate. Elle a l’impression que le peintre a voulu presque lacérer son visage. Coulures verticales. Le tableau est enfermé dans un cadre noir épais comme s’il s’agissait d’un objet funeste. Le deuil de soi-même. Seule la peau du visage éclaire cette surface de ténèbres.

Les années de plomb en RFA. 18 octobre 1977. Elle avait eu son bac quelques mois auparavant. Elle avait vu en Rhénanie les avis de recherche de ceux que l’on appelait la bande à Baader. Suicides à la prison de Stammheim à Stuttgart. Etoile rouge à cinq branches, mitraillette noire et blanche et trois énormes lettres RAF. Elle a entendu les noms d’Andreas Baader, d’Ulrike Meinhof. Rote Armee Fraktion. Richter a archivé des photos dans la presse de l’époque et peint en 1988 une série de toiles sur cette histoire de l’Allemagne déboussolée. Toujours des visages. Portrait de la jeunesse, de la jeune fille allemande au regard si triste, visage nourri de noir. Du blanc pour une main, le tragique visage. Porte-t-elle un pull à col roulé ou bien son visage n’est-il traité que comme une apparition à jamais bannie ?

Richter appelle son tableau Tote/morte. Le mot claque en allemand. TOT, Palindrome du néant. Trace d’une pendaison : la corde a dessiné un collier sur le cou de la prisonnière. Toujours autant de noir, celui du fond, celui des cheveux longs épais de la jeune femme terroriste. Elle repose sur le sol comme un cadavre sur une scène de crime. Est-elle dans sa cellule ? Elle est de profil. Elle la contemple longuement, cette image de dormition sans Dieu. Pourtant la jeune fille longiligne savait sourire. Elle ressemblait à un oiseau fragile. Visage de profil ou de face. La vie n’est qu’en suspens.

Dans une autre salle, elle a vu l’Ultime visage. Shädel, un crâne. Un dernier visage sans peau, sans tissu, sans vaisseaux sanguins, sans yeux. Un visage d’os. Le visage est peut-être une vanité des vivants. Ne subsiste que la dureté de ce visage sans traits. Les orbites vidées de leur regard, le nez amputé, l’inquiètent. Encore un profil. Le peintre a installé l’Absolu visage sur une surface lisse grisée qui peut lui rendre son reflet. Il est quasiment net. Les visages des vivants sont partis ailleurs. Fond noir et gris. Le crâne s’est libéré de tout. Il tient tout seul. Elle regarde alors sa mort dans le grand musée près du ciel. Les tombes sont ouvertes et elle est allongée, sur la terre meuble, enfin dé/visagée.

 

Marie DuCrest


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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.