Ehrengarde, Karen Blixen (par Didier Smal)
Ehrengarde, Karen Blixen, Folio, février 2023, trad. anglais (Danemark), Doris Febvre, 112 pages, 3 €
Edition: Folio (Gallimard)
Dû à l’adaptation cinématographique du roman La Ferme africaine (1942) sous le titre Out of Africa et de la nouvelle Le Dîner de Babette (1958) sous le titre Le Festin de Babette, le reste de l’œuvre de la Danoise Karen Blixen est quelque peu éclipsé par ces deux récits, plus qu’appréciables au demeurant. L’occasion est donc belle d’évoquer son talent narratif le temps d’un conte publié de façon posthume, Ehrengarde.
En une centaine de pages, Blixen démontre un talent de conteuse ludique extraordinaire, se jouant du lecteur comme des règles narratives. En effet, la narratrice d’Ehrengarde prétend au secret (« Je ne vais pas vous donner le véritable nom de ce pays, ni celui des dames et des nobles seigneurs de cette histoire ; cela leur aurait déplu ») mais dévoile peu à peu un certain rapport au réel – qui éclate à la fin du conte de façon plus que plaisante. De surcroît, Blixen mélange les genres : Ehrengarde débute tel un des contes collectés par les frères Grimm (« Le grand-duc et la grande-duchesse de Babenhausen demeurèrent longtemps sans enfants, ce qui les affligeait profondément »), et continue à la façon d’un conte libertin du XVIIIe siècle français (le personnage masculin principal, Cazotte, envoie des lettres dignes d’un Valmont), pour finir avec l’éclat d’une belle ironie historique :
« C’est ici, dit la vieille dame, que s’achève la deuxième partie de mon histoire, que j’ai intitulée Rosenbad. Son rythme est un peu lent, je le sais ; c’est souvent le cas des pastorales. Pour compenser, le dernier mouvement de ma sonate sera un rondo, dont vous estimerez peut-être qu’il finit con furore ».
Conte magique, intrigue de cour complexe dans « une petite principauté libre, aimable et prospère de la vieille Allemagne », quasi aventure rocambolesque dans sa dernière partie, Ehrengarde est tout cela à la fois. C’est aussi une réflexion sur le désir, celui qui anime les êtres malgré les apparences (Ehrengarde, jeune femme sublime), celui qui anime l’artiste, aussi. Car le véritable personnage principal de ce conte est Cazotte (qui a quelque chose d’un Diable amoureux), peintre de son état, séducteur de sa condition, qui évoque Greuze ou Le Lorrain, et tente de séduire une jeune femme (les lettres façon Valmont) pour finalement succomber à son charme et désirer la transformer en une Diane au bain au visage détourné. Cazotte le peintre se fait amoureux ultime et représente peut-être l’apogée du désir de posséder une femme : « Comment, en effet, posséder cette jeune fille plus totalement qu’en fixant sur la toile chaque trait et chaque nuance de son jeune corps, de sa beauté si soigneusement dissimulée, en retraçant chaque détail, en reprenant chaque touche de pinceau, pour la recréer et l’immortaliser jusqu’à ce qu’ils soient tous deux, elle et lui, indissolublement et éternellement liés sans aucune équivoque ? ».
C’est probablement la question que se pose chaque artiste amoureux, chaque artiste de l’amour, chaque Dante pensant à sa Béatrice, chaque Pétrarque pensant à sa Laure. À ceci près qu’avec un bel humour, Blixen fait subir à Cazotte, ce « diable amoureux », donc, un sort bien autre. C’est là tout le talent de Blixen : se jouer des codes du conte tout en contant à merveille.
Didier Smal
Karen Blixen (1885-1962) a mené une vie aventureuse avant, vers la cinquantaine, d’entrer en littérature. Le succès fut tant immédiat que mérité, dès ses Sept contes gothiques.
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