Eden Zone, Christine Spianti (par Patryck Froissart)
Eden Zone, Christine Spianti, 157 pages, 14,94 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Voici une histoire courante, ou cursive, au sens littéral de ces deux termes, à savoir une histoire qui court, une histoire rapide, non pas un récit résultant d’une écriture banale, sans relief, précipitée, superficielle, facile, mais un texte qui entraîne le lecteur dans une course haletante, trépidante, dans la cavale sur les chapeaux de roues de Lora, dite Lora Logic en référence à la célèbre chanteuse de punk et saxophoniste du même nom, Lora l’errante qui aspire elle-même la narratrice dans le sillage de son parcours effréné.
Tout commence à Paris, une nuit. La narratrice, une jeune femme dont on apprendra plus tard que, surendettée et ne parvenant plus à rembourser un gros emprunt, elle s’est retrouvée à la rue, marche au hasard quand, soudain, devant elle :
« On voyait qu’elle. Y’avait qu’elle, ça aide. Il fait bien nuit, la ville est déserte et cette fille, au plein milieu du chemin, prend toute la lumière. Moi juste sortie du parking souterrain, toute droite sur le trottoir ».
Alors, après, ça court, ça court et ça rit, car Lora court et rit, quelles que soient les circonstances.
Les deux filles, agressées, traquées, tantôt par la police, tantôt par des voyous eux aussi en errance, tantôt par le tout-puissant lobby du crédit, ne s’arrêteront plus, sauf en une courte parenthèse, dans le cadre kafkaïen de laquelle, contraintes par la société de crédit de travailler, sans salaire jusqu’à remboursement de leur dette, dans Eden Zone, une entreprise cauchemardesque et concentrationnaire de ventes par téléphone, elles sèmeront la pagaille et d’où elles s’échapperont après avoir « neutralisé » le Simpson, leur gardien.
Leur trajectoire délirante est racontée dans une langue rock, rauque, au rythme et au style complétement dingues, portée par une expression punk qui court, elle aussi, aussi vite et de façon aussi erratique que les deux héroïnes, lesquelles ramassent et emportent au hasard de leur cavalcade des personnages tout aussi décalés, marginaux, débridés, hallucinés et hallucinants, qui les abandonnent ou qu’elles laissent tomber ici et là, comme autant de fantômes apparaissant et disparaissant dans le flux impétueux d’un rêve à cascades.
Les phrases sont syncopées, tronquées, partielles, sciemment agrammaticales. Le langage, censé être emprunté à un idiome populaire, est en réalité la langue originale de l’auteure, un français réinventé à chaque ligne, d’une richesse, d’une expressivité, d’une poésie et d’une puissance antisociale, mieux, antisociétale, absolument époustouflantes.
Bref, ça se termine en Grèce, au bord de la mer, après un transit au milieu des réfugiés de toutes origines.
« Je cours plus vite que tout, et je tourne en continuant de marcher en arrière : Lora devant moi en sneakers gazelle, cahin-caha sur le sable et les galets, tordant ses chevilles, à se dessaper sans s’arrêter de marcher, et le visage diaprait sous le pull, jeté derrière elle, et le tee-shirt.
– Ah, si les mecs étaient là !…
Juste en équilibre, arrêtée, pour défaire les gazelle (sic) et le fut’. Sur son petit sein gauche le tatouage de jeune panthère. Son ventre solide, le piercing au nombril. Elle se colle devant la mer et murmure :
– C’est des larmes, t’as vu toutes ces larmes… ».
Ces dernières phrases semblent marquer l’arrêt, l’aboutissement de ce « cauchemar psychomoteur ».
Lora et son ombre ont-elles atteint le point de non-retour ?
« Elle court à la flotte en criant. Je vais pour la suivre, elle jaillit de l’eau, se hisse debout sur un rocher, toute blanche et le ventre battant sur son souffle rapide, son rire monte de la mer, Lora Logic, sous étoiles fixes ».
Tableau rappelant la naissance de Vénus : faut-il y voir la vraie naissance, enfin, de Lora ?
Patryck Froissart
Christine Spianti, née en 1961, a publié son premier roman, Comme ils vivent, chez Maurice Nadeau, en 1998. Eden Zone, chez Maurice Nadeau également, est son second roman.
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