Écrire. Un caractère, Christiane Veschambre (par Nathalie de Courson)
Écrire. Un caractère, éd. Isabelle Sauvage, février 2018, 72 pages, 14 €
Ecrivain(s): Christiane VeschambreDès les premières pages, ce livre très original va droit au cœur de ceux qui aiment écrire, ou plutôt qui se sentent animés par « Écrire », devenu un nom propre sous la plume de Christiane Veschambre.
Il ne s’agit ni d’un traité pour aspirants écrivains, ni d’un art poétique. Écrire s’impose comme un être vivant, sujet grammatical de la plupart des verbes, un « caractère », avec ses traits distinctifs.
Il est, pour commencer, un sale gosse qui n’en fait qu’à sa tête :
Écrire ne veut pas travailler.
Écrire nous travaille.
(…) Écrire voudrait ne rien foutre, que ce qu’il a envie de faire, quand il exige de le faire. On voit bien par là que c’est un enfant. Un petit anarchiste qui ne veut d’aucune contrainte – que les siennes.
Écrire joue à cache-cache avec celui qui l’abrite car il aime aussi qu’on s’occupe à des tâches quotidiennes visant à le repousser, à « le tenir à bonne distance et ce faisant préparent son accueil, dégagent l’espace de son attente. (…) Pendant ce temps-là, Écrire invente son travail ».
Dans des textes d’une à deux pages, Veschambre épouse, avec légèreté et profondeur, cette imprévisibilité d’Écrire qui la mène et lui impose ses goûts : Écrire aime la marche à pied, avec « ce qui surgit » et nous traverse comme « les animaux libres sur nos chemins balisés ». Bien qu’il soit aussi un « maître d’apprentissage » qui ajuste, agence et fait des montages, Écrire fréquente les rêves nocturnes, car sans qu’on sache vraiment comment, ils ont en commun de tisser une doublure « arachnéenne » au « manteau de nos jours ».
Écrire aime surtout intervenir sous la poussée d’une émotion :
Et dans ce tremblement de force majeure, les couches superficielles se fissurent, s’ouvrent des crevasses, ou un puits, un tunnel de taupe(…)
Il oblige parfois à puiser la moelle même, la substance organique du dedans, à arracher quelque chose, la seule chose, dit-il, qui le nourrit, et il est sans pitié.
Attentif à ce qui remue à l’intérieur, Écrire est impersonnel mais singulier, subjectif, et à ce titre ne s’interdit pas le pronom « je », comme en témoignent ici et là quelques récits autobiographiques de l’auteur. Les principaux ennemis d’Écrire sont l’habileté facile et les « chiens de l’extériorité » attachés au désir de reconnaissance sociale. Il accueille en revanche pleinement les écrits d’autrui, car « Il aime Lire ». Christiane Veschambre parsème son texte de ce « Lire » personnifié en amant d’Écrire, avec des références aux lectures qui ont marqué son parcours d’écrivain : Duras (qui a, elle aussi, un Écrire), Deleuze, Quignard, auxquels se joignent des auteurs moins connus comme Aimé Agnel ou Charles-Louis Philippe. Écrire et Lire recherchent également les livres et les films étrangers qui font franchir les frontières et permettent d’être habités par d’autres voix. Christiane Veschambre retrouve ici la Mrs Muir du film de Mankiewicz – auquel elle avait consacré un remarquable chapitre de son livre précédent Basse langue – qui se dépossède de sa langue familière pour écrire un récit de marin sous la dictée du fantôme du capitaine Gregg.
Toutefois ces compagnons littéraires et cinématographiques que fournit Lire s’effacent au moment où « Écrire me met au travail », et « quelque chose vient qui n’a pas de mots », coïncidant avec l’apparition d’une femme obscure « sans alphabet ni raisonnement qui ne gît qu’en mes couches primaires », femme archaïque également présente dans Basse langue. N’est-ce pas cette voix de muette qu’Écrire cherche au fond à rejoindre ?
Quelques pages avant la fin du livre, Christiane Veschambre quitte un moment Écrire pour nous faire part d’une lecture publique menée auprès de personnes que divers troubles ont rendues mutiques, mais capables de communiquer, assistées d’un éducateur, au moyen d’un clavier particulier. Dans la parole silencieuse qui émerge de ces bribes de textes, Christiane Veschambre retrouve Écrire :
Parole protégée de la circulation (du commerce), protégée de l’air extérieur comme les peintures sur les parois des grottes refermées, mains négatives vibrantes qui touchent sans gants ce que nous cherchons à tâtons dans le silence de l’écriture.
On ne peut s’empêcher de penser à Babouillec, poète autiste « très déclarée sans paroles », mais aussi à une écrivaine ayant poursuivi pendant soixante ans un but similaire : Nathalie Sarraute, pour qui l’écriture est une expérience qui nous dirige « vers des régions silencieuses et obscures où aucun mot ne s’est encore introduit » (1).
Mais il est plus que temps d’arrêter de définir et de comparer Écrire, car :
Écrire n’aime pas qu’on en parle.
N’aime pas les mots du parler qui veulent le présenter, le faire voir, le mettre en relations.
Mieux vaut alors nous transformer en Lire.
Nathalie de Courson
(1) Conférence « Ce que je cherche à faire », prononcée en 1971 à Cerisy-la-Salle, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, p.2099.
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