Échelles, Alain Wexler
Echelles, Les écrits du Nord, éd. Henry
Ecrivain(s): Alain Wexler
Échelle de Richter, échelle de toit, échelle de Jacob, échelles d’évaluation, échelle de fortune, échelle du bonheur même entend-on curieusement en ce 21e siècle… (Quelques degrés) sous-titre le poète-éditeur Alain Wexler pour annoncer la magnitude générale de ce recueil publié dans la collection Les Écrits du Nord aux Editions Henry, Échelles. Quelle énergie libère ces poèmes et quelles échelles gravissent-ils pour dénicher les mots, « des œufs entre les dents » cueillis dans l’arbre d’altitude, jusqu’à nous embarquer jusqu’aux hauteurs de la genèse, du poème absolu ?
Poésie de magnitude générale : celle des échelles poétiques – géolocalisable : l’échelle de l’arbre, qui « s’enfonce dans la fourche aux oiseaux » ; musicale ; échelle de la nuit ; de la hauteur féminine (« l’échelle, timide de nature / Procède par degrés. / Ensuite, la femme / Devient l’échelle de l’homme ») ; télescopique ; l’échelle empruntée par l’escalier ; l’échelle des jambes… – notre vie courante n’est-elle pas ainsi affaire de quelques degrés, mesure de marches enjambées, osées, manquées, perceptions graduées ou de dégradés dans le cercle chromatique de nos existences où chacun rame pour tenter d’avancer ?
Comme l’échelle, la barque (titre des premiers textes du recueil) monte vers le ciel. Toit retourné, cette « cage aux vents » élève le rameur accouplé avec elle, et nous emporte vers l’appel du Large, brisant les miroirs, dans le balancement du dénuement. La géométrie de l’espace du poème trace encore ici dans la configuration de son mobilier vivant (les choses, les mots, les éléments) une invitation à gravir l’arbre de nos vies, révélé dans le souffle, les mouvements de sa respiration, de son apparente immobilité à son ascension entre les branches. Même La chaise (titre du deuxième ensemble de textes du recueil) est traversée d’ondes et d’ondulations plaçant l’occupant dans les vibrations de l’espace, le géolocalisant, chaise quasi-personnifiée prêtant ses bâtons au corps plié en deux qu’elle épouse, entre l’ombre et la paille, se pliant « aux quatre volontés / De son soleil et double / Avant qu’il ne se lève ».
Le retour de vers identiques dans la trame des poèmes fixe le recueil Échelles à un point d’ancrage, dans « l’étau du ciel et de l’eau », d’où l’appel du Large s’appuie pour défier « l’assaut des lignes verticales ». Les mêmes vers vont et reviennent, comme on monte et descend les barreaux de l’échelle, les mêmes lignes se tendent et apparaissent dans l’étendue à l’horizon, comme la barque tangue ou roule, comme nos vies ressassent leurs mêmes items transcendés par le courant, le jus que l’on y a installé, continu / alternatif. Nous irons, du « bas de l’échelle » jusqu’aux hauteurs de la génèse, quitte à « mourir au-dessus de ses moyens / mourir sur une grande échelle / mourir plus haut que son cul » (pour reprendre un vers de Claude Seyve, co-animateur à ses débuts de la revue de poésie Verso (« VR/SO ») avec l’ami Alain Wexler) (1).
La femme n’est pas absente de cette orchestration des magnitudes poétiques, ainsi « une femme hautaine » face à qui l’homme animé sur son échelle, en place de son statut grandeur nature, parvient à bousculer l’ordre (institué, réglementé), non sans ironie, non sans humour (question de point de vue, de degrés de perception, de hauteur de vue…) – toises fébriles de la rencontre… Il arrive que l’échelle, personnage à part entière, intercède, devienne entremetteuse, médiatrice, ainsi
« Quand il aborde une femme hautaine,
Il se fait laveur de vitres,
Elle derrière la vitre
Lui debout sur l’échelle
Pour la regarder d’en haut.
L’échelle, timide de nature,
Procède par degrés.
Ensuite, la femme
Devient l’échelle de l’homme.
À l’amont des lignes verticales
Qu’elle nie et barre à chaque note
L’échelle, l’épouse de l’homme,
Défie le mur d’un jardin ».
Ce recueil d’Alain Wexler, poète et aussi revuiste dirigeant Verso, s’inscrit à point dans la ligne des Éditions Henry qui nous ont habitués à la publication de textes poétiques remarquables par leur belle tenue et leur originalité.
D’une cohérence d’un bout à l’autre, déployant dans le corps et les mouvements du poème une configuration rappelant la marche graduée de l’échelle, cet opus construit subtilement nous offre une mise en scène de nos existences quotidiennes, jouées par degrés, où la fourche de l’arbre prête de tomber est aussi prête de s’envoler ; où la traversée de l’ombre côtoie celle du Large ; où oscillent nos existences tentées par la chute, appelées par les cimes ; au pied du mur, en haut de l’échelle… De la géométrie à la métaphysique, tous les degrés de l’existentiel peuvent, avec poésie, être gravis…
« Quand l’homme ne trouve pas de fruits dans l’arbre,
Il les cueille sur l’échelle,
L’homme étreint l’échelle au pied du mur
Où battent la mer, la source et les arbres.
L’homme monte entre les branches
À la poursuite de la musique,
Puis l’échelle pousse la fenêtre,
La musique s’élève par degrés
L’homme déniche l’oiseau
Avec l’œuf de la source
L’homme saisit l’œuf entre les dents
Et redescend ».
Ces échelles, oui, que l’on gravit pour dénicher les mots, des œufs que l’on serre entre les dents, sont celles de la genèse, du poème absolu.
Les feuillets de poèmes de ce recueil déclinent de petites histoires exquises, mettant en scène la poussière, l’araignée, l’abeille, l’essaim, la comète, le marteau…
« Se peut-il qu’à partir d’une si petite chose
On en produise d’aussi grandes ? »
Les vies minuscules fabriquent ici le miel savoureux de poèmes parfumés par les embruns des courants qui s’infiltrent dans nos vies. Dans ce parti pris des choses, maintenu par les tenailles dans l’étau à l’air libre du poème, un zeste de fable se hume parfois, offrant sa morale douce en guise de dessert :
« Un marteau bat le mur de ta conscience
Où est fiché depuis longtemps ce clou rouillé.
La cause est dans le temps qui tord ses pointes ».
ou encore :
« L’oreille est une ruche
Où la rumeur du présent
Se mêle à celle du souvenir.
L’oreille ne cesse d’ouvrir cette brèche
Dans l’enceinte de la ruche,
Maison au bout des doigts.
Les huissiers qui font irruption
Confisquaient les meubles et les provisions
Et donnent un nouveau délai de paiement.
Les convictions de l’abeille
s’en trouvent renforcées.
Rien ne compte que la nécessité ».
Si « la main » revient souvent, dans ce recueil, tenir et secouer les échelles de perception positionnant le poème, sans doute est-ce pour mieux agiter et faire tourner les effets de miroir aux alouettes du réel, par le marteau accrocher les mots cueillis entre les dents sur l’échelle de nos « petites grandeurs » et les fixer d’un clou pour les garder en tête – tête entre les mains – « la mâchoire des jambes » et les tenailles de nos désirs.
Murielle Compère-Demarcy
(1) Cf. in Décharge n°170, Que devient Claude Seyve ? par Christian Degoutte (p.22-24 et sq. ad. p.33 pour le dossier que Décharge lui consacre dans ce numéro), juin 2016.
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