Échec et mat au paradis, Récit, Sébastien Lapaque (par Philippe Chauché)
Échec et mat au paradis, Récit, Sébastien Lapaque, Actes Sud, septembre 2024, 336 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Sébastien Lapaque Edition: Actes Sud
« Au cours de son adolescence passée à Vienne, c’est dans les cafés qu’il a eu la révélation du jeu d’échecs. Il incarnait pour lui un style de vie, fait plutôt de rêveries que de défis mathématiques. Il aimait ses rites, ses codes, sa dramaturgie ».
« Lors de sa rencontre avec Stefan Zweig, quinze mois plus tard, Georges Bernanos lui a peut-être rappelé la leçon de saint Thomas d’Aquin reçue de la bouche d’un père dominicain ou d’un moine bénédictin du temps de sa jeunesse : l’espoir est une passion tournée vers ce qui est difficile ».
Nous sommes au début de l’année 1942 au Brésil dans la ferme de la Croix-des-Âmes à Barbacena, où Georges Bernanos reçoit Stefan Zweig, une longue rencontre, un dialogue sans fin, dont on ne saura rien, mais que Sébastien Lapaque va imaginer ; ce sera le cœur vibrant d’Échec et mat au paradis. Dans ce dialogue lumineusement inventé, on sent poindre la profonde inquiétude de Stefan Zweig, son désarroi d’avoir perdu sa patrie, sa terre, ses amis, et de sentir l’ombre nazi le frôler, même ici au Brésil.
Georges Bernanos l’écoute avec toute sa fraternité profonde, du chrétien et de l’écrivain, celle aussi d’un exilé, en guerre contre les nazis et Vichy. Échec et mat au paradis est le récit de cet exil brésilien, de cette amitié entre Bernanos et Zweig, entre le chrétien des hautes sphères et le juif qui semble éloigné de sa foi, c’est également le récit du suicide de Stéphan Zweig – Son départ n’annonce pas une nuit sans fin, mais le jour où triomphe la lumière –, et de son épouse Lotte, à Petrópolis, quelques jours et quelques nuits après l’échappée belle dans la ferme de la tribu Bernanos.
Échec et mat au paradis nous immerge dans le Brésil des années Bernanos et Zweig, en faisant œuvre d’historien, de journaliste, et évidemment d’écrivain, tant il approche au plus près ses personnages, qui semblent ne jamais le quitter à mesure que livre se déroule sous nos yeux, tel un rouleau de la Torah, et le récit romanesque s’achève dans une éblouissante évocation, devant la tombe des amants suicidés, porté par la lecture d’un psaume du sidour, ce livre de prières quotidiennes en hébreu et en français qui accompagne Sébastien Lapaque : Adonaï yishmorkha mikol ra, yishmor et nafshèkha… Que le Seigneur te garde de tout mal, qu’il garde ton âme… Non comme un dernier hommage mais comme une grâce. Sébastien Lapaque se nourrit d’archives, de documents rares qu’il découvre, comme cette photo de nazis brésiliens, de rencontres avec les derniers témoins de cette aventure romanesque et politique, de villes et de rues où l’ombre de Zweig se devine entre deux maisons, dans un café où sa présence se dessine, où sa voix se fait entendre, si l’on sait tendre l’oreille, et Sébastien Lapaque a l’ouïe parfaite d’un musicien.
« Stefan Zweig
Doch halle Lust will Ewigkeit, will tiefe, tiefe Ewigkeit… Mais tout Plaisir veut l’éternité, Veut la profonde, la profonde éternité… Vous connaissez Nietzsche…
Georges Bernanos
Il a obsédé mes vingt ans, à l’époque où je cherchais des voix capables de m’ouvrir la voie… Je ne l’ai pas oublié… Comme lui, je me sens moins sceptique à l’égard de ce qui doit advenir que vis-à-vis de ce qui fait semblant d’exister ».
« Je n’ai pas écrit ce livre pour rire, mais pour ouvrir un tombeau, pleurer un homme et une femme ».
La grâce de ce livre n’est pas un pleur, mais une résurrection, même si l’on pleure avant de revivre, résurrection de deux écrivains brillants et lumineux, qui ont de manière très différente foudroyé la littérature, que tout pourrait opposer, si l’on oubliait que l’art de la vérité rapproche et rassemble. La force du livre, de cette enquête romanesque, de cet essai inspiré, de Sébastien Lapaque, tient dans l’architecture de sa construction, de sa composition où des dialogues entre Bernanos et Zweig, le père symbolique et le fils admiré, alternent avec les rencontres, les archives, les immersions brésiliennes. Échec et mat au paradis est le chandelier d’or d’une amitié fugace, que la mort a fait vaciller, mais dont le souvenir profond continue de briller.
Philippe Chauché
Sébastien Lapaque est notamment l’auteur de Georges Bernanos encore une fois (réédité dans la collection Babel d’Actes Sud), mais aussi des Idées heureuses, de Mythologie française, et du Monde est tellement beau (Actes Sud). Échec et mat au paradis a reçu le Prix Renaudot Essai 2024.
De Georges Bernanos, on peut lire Sous le soleil de Satan que publia Jacques Maritain, Le Journal d’un curé de campagne ou encore La France contre les robots.
De Stefan Zweig on peut lire le volume « Romans et nouvelles » publié par Le Livre de poche dans la collection Pochothèque, qui contient notamment Le Chandelier enterré et Le Joueur d’échecs.
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