Dustan Superstar, Raffaël Enault, par Arnaud Genon
Dustan superstar, Raffaël Enault, Robert Laffont, février 2018, 324 pages, 21 €
Docteur Baranès & Mister Dustan
Guillaume Dustan fut une comète médiatico-littéraire qui traversa (trop) rapidement la fin des années 90 et le début des années 2000. On garde aujourd’hui de lui la réductrice image d’un jeune homme provocateur, séropositif, se rendant sur les plateaux télé (en des temps anciens où l’on n’attendait pas la messe annuelle du Sidaction pour parler du sida), coiffé d’une perruque blonde, pour défendre – ou plus précisément, expliquer – les pratiques de baise bareback (sans capote) qui étaient les siennes… Les journalistes ne se focalisant que sur les révélations sexuelles que contenaient ses livres, on en oubliait la littérature, la force de ses textes qui faisaient de lui, selon Thomas Clerc, universitaire et écrivain ayant entrepris la réédition de l’ensemble de ses livres chez P.O.L, « l’un des écrivains les plus forts de la littérature contemporaine, celle qui prend des risques parce qu’elle n’est pas formatée » (1).
La biographie de Raffaël Enault semble donc tomber à point nommé. On ne lit plus trop Dustan aujourd’hui, beaucoup ne le connaissent pas, d’autres l’oublient. Il y aurait là de quoi réparer une injustice, de quoi mettre en lumière, peut-être pour la première fois, son talent d’écrivain puisque celui du provocateur qu’il fut n’est plus à démontrer…
Cependant, le travail de Raffaël Enault ne se dirige pas, dans sa première partie tout au moins, dans le sens d’une réhabilitation littéraire. L’auteur le signale dès son avant-propos, il souhaite qu’on puisse « aimer (Dustan) ou le détester, puis qu’on puisse m’aimer ou me détester, par extension, comme si nos personnages étaient devenus indissociables ». Plus haut, le jeune et prometteur auteur de 28 ans notait qu’il aurait voulu que Dustan fût son père… Puis il nous annonce, quelques pages plus loin, avoir choisi d’entrecouper son « enquête » d’extraits de son journal. Ces aveux d’admiration, d’identification ou de volonté de se mettre en scène à l’intérieur de son propre travail annoncent, en place de la biographie que l’on pourrait attendre (et espérer), ce qui paraît relever davantage de l’exercice hagiographique. Si une telle entreprise nécessite l’empathie voire l’admiration de l’auteur pour son sujet, un certain recul – que Enault déclare ne pas avoir – semblerait souhaitable… Qu’en est-il, alors, à la lecture de ce Dustan superstar ?
Passé l’avant-propos dans lequel l’auteur nous révèle ses motivations et ses aspirations, c’est en somme une biographie des plus classiques qu’il nous propose. Archéologie familiale – l’histoire des grands-parents et des parents – puis la venue au monde du petit William Gilles Olivier Baranès, le 28 novembre 1965, qui deviendra Guillaume Dustan bien plus tard, fils de Jean-José Baranès, juif séfarade, psychiatre, et de Lisa Rynkowska, juive ashkénaze, architecte d’intérieur. Enfance bourgeoise parisienne, divorce des parents, relation un peu distante, puis conflictuelle avec le père qui s’installe avec sa maîtresse alors que sa mère, avec qui il est plus complice, multiplie les relations occasionnelles avec les hommes. Raffaël Enault retrace le parcours scolaire puis universitaire (Khâgne, Science-Po et l’ENA) du brillant William et ne nous épargne pas les extraits de ses meilleures rédactions ou des nombreux commentaires de ses professeurs souvent admiratifs. Le travail d’enquête fourni par l’auteur est irréprochable mais, disons-le, cette traversée pointilleuse de la scolarité de l’auteur de Dans ma chambre(P.O.L, 1996) est parfois ennuyante… Guillaume Dustan en aurait peut-être ri lui-même ou se serait agacé du conformisme d’un tel récit. Parallèlement sont évoquées les amitiés, puis les premières relations amoureuses avec des filles, des garçons, William alternant les histoires et aventures plus ou moins longues (dont une inattendue avec Franck de Lapersonne, alors jeune comédien, devenu depuis porte-drapeau et soutien de Marine Le Pen puis de Florian Philippot). Il se revendique alors bisexuel mais « obsédé par le “bien-paraître” et le respect des normes bourgeoises hétérosexuelles qui exige au moins de sauver les apparences ». Cependant, plus le temps passe, plus ses relations sexuelles se tournent principalement vers les hommes, William s’adonnant à une véritable « double vie » : « la journée, avec ses blazers sages et ses petites lunettes, […] la nuit, une valise “spéciale baise” remplaçant sa sacoche en cuir d’étudiant, il explore tous les possibles du plaisir homosexuel ».
Toutes ces années durant, William se passionne pour la littérature, pour les auteurs classiques (notamment Balzac et Proust dont il lit toute la Recherche) mais aussi pour les contemporains (Genet, Sagan, Guibert…) et les philosophes. Sa mère, alors qu’il n’a encore que quinze ans, lui promet d’ailleurs l’avenir d’un penseur, « comme Michel Foucault ». Il le confie à plusieurs de ces ami(e)s avec qui il entretient une abondante correspondance, il projette d’écrire et se livre même à quelques tentatives.
C’est en janvier 1990 qu’il apprend sa séropositivité. Il se croit alors condamné à brève échéance et « force son rythme de vie pour se sentir plus vivant que jamais ». Il mène une relation tumultueuse avec Olivier, connaît ses premiers problèmes de santé, multiplie les plans sexe avec des hommes rencontrés sur minitel tout en se laissant aller à la consommation de différentes drogues… Parallèlement, il publie quelques articles universitaires dans lesquels se dessinent les thèses qu’il défendra plus tard dans les médias : importance de la sexualité, plaidoyers « en faveur de l’extension du champ des libertés humaines ». Las de sa vie parisienne, il obtient un poste administratif à Papeete et se sent pris par « un besoin de purification ». Il participe alors à un projet baptisé La Sainte lettrequi consiste à révéler la vie des saints inconnus. Il se propose de poser « en Saint Dustan opposé à sa propre effigie diabolique ». Guillaume Dustan est né.
C’est à Tahiti qu’il commence véritablement à écrire, des nouvelles d’abord, puis des textes qui prennent la forme d’un journal glissant « peu à peu vers l’autofiction ». En avril 1994, il achève son premier livre Dans ma chambrequi paraîtra deux ans plus tard, en septembre 1996 chez P.O.L. Il décide alors de rentrer en métropole et de s’attaquer au Paris littéraire.
La réception tant critique que commerciale de son autofiction est pour le moins timide. Dans le milieu, on entend vaguement parler d’un écrivain barebacker, mais la célébrité à laquelle s’attendait William doit être remise à plus tard. Certaines associations comme Act Up commencent à condamner un discours considéré, à juste titre, comme potentiellement dangereux. Lorsque paraît Je sors ce soir, un an plus tard, l’accueil est tout aussi mitigé. Cependant, la figure médiatique que fait émerger William, celle de Guillaume Dustan, commence à intéresser les télés et il jouit désormais d’une petite notoriété qui n’éclatera véritablement qu’en 1998.
Lorsque que sort le troisième volet de son entreprise « autobiopornographique », Guillaume Dustan est éditeur pour la maison Balland pour qui il a créé « Le Rayon gay » (qui deviendra plus tard « Le Rayon »), une collection de « bouquins pédés ». Cette collection, qui s’avèrera être un échec commercial, est la première à être uniquement consacrée, en France, à la littérature LGBT. Elle permettra notamment de révéler les travaux de Marie-Hélène Bourcier et des écrivains tels qu’Erik Rémès ou Laurent Herrou. Plus fort que moi(P.O.L, 1998), qui vaut à Dustan « de basculer du statut d’écrivain d’autofiction à caractère pornographique à celui de polémiste sociétal et politique » ne rencontre aucun succès. Cependant, il offre à l’auteur une médiatisation intense qui lui permet d’exposer ses théories sur la sexualité, les drogues et la liberté. Il apparaît ainsi sur tous les plateaux, non pas pour parler de ses livres mais de ses pratiques sexuelles et de sa vision de la société. Il y multiplie les provocations et rentre dans un conflit stérile avec Didier Lestrade, cofondateur de l’association Act up. Raffaël Enault défend ici la cause de son mentor, accusant Lestrade d’avoir lancé sur Dustan une véritable « fatwa » puis ayant préconisé « l’autodafé des ouvrages de son adversaire ». Comment pouvait-il en être autrement ? Dustan défendait sur les plateaux télés le sexe sans capote, arguant que ces pratiques relevaient de la seule responsabilité individuelle et que chacun pouvait disposer de son corps et de sa vie comme il le souhaitait. De leur côté, les militants d’Act up, cherchant à protéger la communauté gay des ravages de la maladie et des conséquences du « relapse » (relâchement dans les pratiques de protection) dû à l’apparition des bithérapies et trithérapies, prônaient dans l’intérêt collectif l’utilisation systématique des préservatifs. Si les positions de Dustan sont philosophiquement défendables, surtout pour un individu à la force autodestructrice telle que la sienne, elles ne pouvaient pas être tolérées moralement et socialement par les associations qui se battaient, depuis plusieurs années, contre la maladie. D’ailleurs, Dustan lui-même, à la fin de sa vie, s’éloigna de cette pratique devenue à ses yeux trop « dark » et Lestrade considère qu’il serait aujourd’hui ami avec son ennemi d’antan.
Dustan se lance alors dans l’écriture d’une nouvelle trilogie intitulée Bordelmonstrepartout, composée de Nicolas Pages (Balland, 1999), Génie divin(Balland, 2001) et LXiR ou Dédramatison la vi cotidièn(Balland, 2002) qu’il publiera dans sa propre collection « Le Rayon ». Ses livres sont de plus en plus difficiles d’accès et mélangent propos théoriques et passages autofictionnels. Privé d’argent par l’arrêt de sa collection, il réintègre son corps administratif et est muté à Douai puis à Lille où il sombre dans une profonde dépression. Les deux livres qu’il publie chez Flammarion (Dernier roman, 2004, et Premier essai, 2005) où travaille alors Frédéric Beigbeder qui lui avait remis le Prix de Flore en 1999 pour Nicolas Pages, passent inaperçus et sont totalement ignorés par la presse. Plongeant dans la folie « un peu comme Nietzsche à la fin de sa vie », ne pouvant plus travailler, il revient à Paris où l’héberge sa mère. Après quelques internements en hôpital psychiatrique, il se réinstalle dans le 5earrondissement, dans un studio prêté par son père, où il meurt le 2 octobre 2005. Les rapports d’autopsie concluent à « une intoxication médicamenteuse involontaire » quand Raffaël Enault soutient davantage la thèse du suicide, souhaitant offrir à son père spirituel une mort plus « glam ».
Au début de son livre, l’auteur se donnait pour ambition de faire aimer Dustan, le faire aimer ou détester. On ne l’aimera pas moins ou ne le détestera pas plus à la fin de cette biographie. Par contre, indéniablement, on le connaîtra mieux, on le comprendra dans ses excès, dans ses provocations, dans sa détresse aussi. C’est tout à l’honneur de Raffaël Enault d’être parvenu à dévoiler le double visage de cette étoile filante des lettres, d’avoir permis de mettre à jour cette fracture le transformant tour à tour en Docteur Baranès & Mister Dustan. On restera cependant un peu sur notre faim quant à la réhabilitation littéraire de l’écrivain qui aura fait de l’écriture du « je » un véritable acte politique et qui aura repoussé les limites du dévoilement de soi jusqu’à des frontières que peu avaient franchies avant lui. Hormis quelques longueurs et la mise en scène inutile du biographe, Dustan superstar rend à William Baranès la dignité, la profondeur et le courage que beaucoup lui avaient, à tort, toujours niés. Si le pari de Raffaël Enault n’est pas totalement gagné, il est loin d’avoir été perdu…
Arnaud Genon
(1) Thomas Clerc, « Mon cœur est mort (pour Guillaume Dustan) », Libération, le 20 octobre 2005.
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