Du toucher, essai sur Guyotat, Antoine Boute
Du toucher, essai sur Guyotat, 3,49 €
Ecrivain(s): Antoine Boute Edition: publie.net
Si Antoine Boute est un écrivain et poète dont la pratique repose sur l’exploration des formes de langage, de ses détournements, de sa sonorité et ses rythmes, il n’est pas étonnant alors qu’il se soit consacré à faire parler la langue de Pierre Guyotat. Langue parlée-écrite, expérimentant ses limites, refusant sa simple fonction de représentation du réel ou de communication d’un sens ; chez Guyotat on peut bien dire que la langue ne parle pas de quelque chose, mais que quelque chose parle en elle. Cette écriture au lieu de figurer défigure, ne livrant aucun un sens, car en réalité elle se préoccupe des sens, et essentiellement de celui du tact. D’ailleurs, dans cet essai, Antoine Boute ne veut s’intéresser à l’écriture de Guyotat que sous la perspective d’une écriture qui refuse toute forme ou tout esprit pour être pure matière, pur toucher.
Si vous n’avez pas lu Guyotat, l’ouvrage en offre une introduction qui sait mêler évènements biographiques et conséquences littéraires. Hanté par la présence de la guerre, de l’esclavage prostitutionnel et du viol durant la guerre d’Algérie à laquelle il fut appelé, Pierre Guyotat ne cessa d’élaborer un langage nouveau en rupture avec les traditions, détourné de sa faculté représentative, bref un langage prostitutionnel et corporel.
Boute passe en revue les œuvres majeures et leur réception critique, Tombeau pour cinq cent mille soldats, livre que Michel Leiris déclare avoir apporté à Picasso, applaudi par Michel Foucault, dénoncé par d’autres comme art de l’illisible et de l’obsession pornographique, la critique censurera ses œuvres successives comme Eden Eden Eden, ou Prostitution. Boute entend décrypter la langue de Guyotat comme une pratique langagière nouvelle. Pour lui, la langue de l’écrivain exprime son envie d’une déchirure de la langue traditionnelle jusqu’à son devenir le plus obscène. La langue ici n’est plus à prendre comme métaphore mais au sens propre de l’organe. Cette langue qui parle moins qu’elle n’incarne, balance entre douceur et violence, commence et finit dans la profération, enfermée dans l’univers du bordel et de l’ordure, de la dépersonnalisation de la putain asservie. Boute sait montrer et évoquer le travail sensuel de la langue, son érotisation, d’un érotisme quasi tragique puisque conçue comme nécessaire dans la prostitution. Nous comprenons alors que Guyotat élabore une langue illisible parce qu’il ose parler de l’abject et même plus, il ose « abjectionner » sa langue toute entière. La langue ne doit plus être transitive – parler au sujet de – mais être ce par quoi les intensités et les pulsions transitent.
Boute veut analyser le rapport du corps à l’écriture, se demander « à quoi le texte touche-t-’il donc s’il ne signifie plus rien ? », s’il n’est plus un outil de représentation et de communication, et seulement une matière. Qu’est ce qui dans cette écriture touche, qu’est ce que qui s’y touche ? La question mérite en effet d’être posée quand on sait que Guyotat a fait scandale en détaillant comment sa pratique d’écriture avait été liée, dans des premiers temps, à une pratique simultanée de la masturbation. Ce à quoi touche l’écriture c’est bien au corps et Boute laisse de côté Guyotat pour initier le lecteur à la question philosophique du corps chez des auteurs tels qu’Aristote, Kant, Husserl, Bataille, Derrida, Levinas, Deleuze, Artaud. Mais l’ambition est trop importante pour être achevée en quelques pages et il en restera à un stade indicatoire, comme finalement toute écriture finit par l’être selon Guyotat – « Les œuvres, de plus en plus, dans une vie, deviennent indicatoires ».
L’importance philosophique du toucher, nous le découvrons avec Boute, fut beaucoup plus importante qu’on ne le croit. Si la vue semblait être l’organe de la vérité en philosophie, le toucher prolonge ce privilège jusqu’à l’haptocentrisme dénoncé par Derrida. Sont passées en revue les analyses phénoménologiques du toucher, sa structure réflexive – ce qui touche est toujours lui-même touché – constituant toute subjectivité. Sens de la distance et de la proximité, sens de la passivité pourtant toujours sollicitée ; sens de l’immédiat, l’auteur questionne aussi l’étendu du touchable et de l’intouchable, leur signifiance dans l’érotisme, dans le respect, dans la prostitution.
L’initiation à la philosophie du corps propre achevée, Boute veut nous faire voir enfin ce à quoi touche la langue de Guyotat c’est-à-dire la chair, contact qui passe par le flux infini de la langue. Langue qui réveille le rapport à soi et à son corps, déboute la souveraineté classique en se jouant du sens et de la raison. Le retour aux analyses littéraires continue d’être éclairé par des concepts philosophiques, comme les analyses du rire chez Bataille, les analyses levinassiennes de la caresse dans lesquelles le toucher touchant échoue toujours à saisir l’altérité, le concept du corps sans organes de Deleuze permettant de comprendre la déstructuration de l’écriture guyotienne. Mais la guerre qu’il déclare à l’organisme, à l’organisation, à l’aliénation, vaut à Guyotat d’être rapporté à Artaud, et son idéal d’inaliénabilité, sa peur de la souillure, de la distance d’avec soi. Comme tous ces philosophes du toucher, Guyotat a de commun un langage qui cherche à rompre avec le règne de la représentation pour le règne d’un langage physique où la force n’est pas séparée du signe, où la parole incarne la corporéité.
Sophie Galabru
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