Du souvenir, du mensonge et de l’oubli : Chroniques palestiniennes d’Ilan Halevi
Du souvenir, du mensonge et de l’oubli : Chroniques palestiniennes, novembre 2016, 23 €
Ecrivain(s): Ilan Halevi Edition: Sindbad, Actes Sud
« La vie est sage de nous tromper, car si elle disait dès le début ce qu’elle nous réserve, nous refuserions de naître »
Naguib Mahfouz, Impasse des Deux Palais
Bouleversements d’un territoire
Le livre, Chroniques palestiniennes, d’Ilan Halevi (1943/2013), ancien vice-ministre palestinien des affaires étrangères, est composé d’articles très renseignés sur le monde israélo-palestinien, tant du point de vue historique que politique. En effet, l’auteur interroge le principe de « démocratie », à travers l’appareil politico-idéologique sioniste, puis plus largement, à travers le règne de l’hégémonie brutale des élites « démocratiques » sur les masses. Ilan Halevi, au style clair, établit des comparaisons entre l’impérialisme et le racisme. A cette lecture, je ne peux m’empêcher de faire le lien avec Penser d’Althusser, quand le philosophe écrit que
« le discours porté sur un objet réel-concret (…) n’a rien d’une connaissance spéculative, [que la connaissance] est soumise à une histoire matérielle, et qui comporte parmi ses conditions et éléments déterminants les pratiques théoriques (la pratique économique, la pratique politique, la pratique idéologique) ».
I. Halevi traque les faux débats, ceux qui servent à dissimuler, à écarter le racisme concret : celui qui se pratique quotidiennement à l’encontre des étrangers visibles, des minorités instrumentalisées, et ceux du besoin (…) de donner une tribune [médiatique] à des personnages odieux, [par exemple à un] ancien commissaire de Vichy aux affaires juives. Par ailleurs, Halevi relève la fonction mystificatrice des récits, préalable inhérent et socle commun à l’humanité mais devenant parfois boîte de Pandore d’où s’échappent tous les maux et ainsi, les constructions mythiques. En ce qui concerne Israël (comme tout autre état), les idées, axiomes, représentations et explications du monde (…) par la société officielle fonctionnent comme une structure de base afin d’asseoir un type de société. Halevi pose le distinguo entre le rêve – l’idéal, l’altruisme –, et l’idéologie – la brutalité de l’appareil d’état et de l’appareil militaire (ce dont traite le film d’Amos Gitaï, sorti en 1989, Berlin-Jérusalem). I. Halevi déconstruit les bases de la pyramide du grand Rêve israélien, des ruptures, des désillusions, suivies de l’effondrement de ce qu’Amnon Kapeliouk nommera la Fin des Mythes.
Le chapitre Itinéraires de Moscou à Jérusalem retrace ce que le chroniqueur décrit comme un infernal engrenage (…) pour le candidat à l’immigration (…) un marché de dupe. Dans le texte poignant, 1492 : Andalousies, Eldorados et autres songes, I. Halevi rappelle la fin de l’Andalousie [qui] repose [sur un] tel amoncellement de cadavres, [une barbarie (une catastrophe ?) qui a scellé l’expulsion et l’élimination de la domination musulmane et le] destin du judaïsme andalou. Dans ces cas précis, la déterritorialisation n’est pas toujours synonyme d’errance salutaire et libre, mais responsable d’un éclatement violent, aboutissant à un holocauste. Et tout comme Borges, I. Halevi pense que le tissu de l’histoire, cependant, est fait de tout ce sang. La grande interrogation d’Halevi pose celle de l’absence, des gommés de l’Histoire, de leur négation. Il y a aussi des moments heureux dans ce livre, d’espoir, notamment lors de la visite (très peu médiatisée) de l’auteur, via l’OLP et le Second Israël, à Tolède et à Grenade.
Dans Notes de voyage, après des années d’absence, de fuite, précise-t-il, Halevi constate les changements géographiques survenus, les démantèlements des territoires et les impasses du processus de paix. Ses commentaires émouvants dressent une situation complexe – entre occupations illégitimes et territoires enclavés, morcelés, et encore la multiplicité des origines des populations. Il aborde le sujet difficile du Retour – du discours de Nasser à celui, plus personnel, de sa visite dix-huit ans plus tard, de Tel-Aviv à Jérusalem, revenant à Jéricho, repartant pour Ramallah et Gaza, connaissant la géographie intime de presque chaque pouce de ce petit pays, puis en Jordanie où la propreté évoque la Suisse, astiquée, aseptisée.
Déjà, en 1995, l’auteur pointe les amalgames entre islam, islamisme et extrémisme, et combien la géopolitique internationale connote les stratégies idéologiques et commerciales. Dans l’article passionnant consacré à l’antisémitisme, il démontre la nullité d’un principe racial, forgé au XIXe siècle, repris au XXe siècle par les crapules révisionnistes et autres négateurs de l’histoire, utilisé comme arme par les vieilles formes de néofascisme. Ainsi, en 2003, I. Halevi anticipe le terrible retour identitaire (l’extrémité étant la « purification ethnique »), qui s’appuie sur un récit biblique, récit partisan, censeur et falsificateur de généalogies au service de querelles d’héritages, qui le devient quand il est utilisé comme oppression. Jusqu’au phénomène récent de l’islamophobie. Conjoint à la judéophobie – deux phobies à la ressemblance quasi mécanique, la figure du peuple déicide pour l’antijudaïsme chrétien, et pour l’islamophobie, les émirs réactionnaires et milliardaires (…) les terroristes (…) les nababs (…) et les loubards de banlieue ! Notons qu’un certain discours féministe (notamment passant par la cooptation de femmes musulmanes), ou un autre, de la laïcité, se font l’écho malheureux du délire islamophobe. Au contraire et avec Halevi, des intellectuels comme Maxime Rodinson, Georges Friedmann, etc., se trouvent unis dans une recherche double : déceler le racisme antijuif et son caractère colonial à l’encontre du peuple palestinien, et ceci en faveur de la vérité historique, contribuant à la décolonisation de la pensée en général.
Ce livre érudit permet de faire découvrir un pan de la pensée peu mis en lumière, ainsi Moïse de Léon (XIIIe siècle) et son ouvrage en langue araméenne, le Livre de la splendeur, et d’historiens peu cités, Abraham Léon, Elias Sanbar, Mostefa Lacheraf, entre autres, et l’itinéraire d’un homme, lecteur du monde au savoir encyclopédique, atteint par le poids de responsabilités écrasantes et celui des épreuves personnelles, le décès de son fils aîné emporté par une leucémie au moment du siège de la Muqata’a. Par ce choix de chroniques, Ilan Halevi, celui que l’on a défini comme « un internationaliste singulier », déconstruit un processus culturel et idéologique. Pour conclure, laissons-lui encore la parole : Il faut que s’établisse une vérité opposable à tous, et non que chacun s’accroche à la sienne (…) une nécessité si l’on veut réellement échapper à la fatalité de la reproduction répétitive du conflit.
Yasmina Mahdi
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