Du côté de Canaan, Sebastian Barry (par Léon-Marc Levy)
Ecrit par Léon-Marc Levy 05.01.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Folio (Gallimard), Iles britanniques, Roman
Du côté de Canaan (On Canaan’s Side, 2011) traduit de l’anglais (Irlande) par Florence Lévy-Paoloni, 331 p.
Ecrivain(s): Sebastian Barry Edition: Folio (Gallimard)Sebastian Barry est irlandais jusqu’au bout des doigts. Et de la plume. Ses héros de Des jours sans fin, empêtrés dans les guerres sanglantes de l’Amérique, gardaient tous deux la terre d’Irlande à la semelle de leurs bottes. Et dans le roman qui nous occupe, c’est encore ce pont historique entre l’Irlande et les États-Unis que la narration traverse, aux côtés de la vieille Lilly.
Lilly est la narratrice ou, plus exactement, la plume de Sebastian Barry car elle ne se contente pas, à 89 ans, de raconter son histoire mais elle l’écrit, sur un carnet de notes, assise à une table en formica rouge. C’est donc ce récit écrit que nous lisons, ce qui donne une puissance toute particulière à ce roman car l’écriture de « Lilly » donne « du temps au temps » et permet des exercices de style virtuoses, dont on sait que Barry est friand. Les souvenirs, irlandais, puis américains, de cette « oie sauvage »*, déferlent en un flot lent, méandreux, d’une précision mnésique parfaite. La force narrative de Barry tient essentiellement dans ce style, en phrases longues, souvent très longues, mais toujours animées d’un grand dynamisme intérieur et d’une parfaite clarté. Cette écriture ample serpente autour du récit de Lilly, lui fait un précieux écrin, rend les événements saillants quand ils viennent interrompre momentanément le fleuve narratif.
Parce que la vie de Lilly n’est pas une bonace reposante, c’est une vie emportée dans les vents et marées de l’Histoire. De l’Irlande, de l’Amérique. L’histoire de Lilly se tricote avec les événements qui agitent le XXème siècle : les guerres mondiales, la guerre civile irlandaise, la Corée, le Vietnam, l’Irak, toutes vont prendre à Lilly des gens et du temps de bonheur. L’Histoire colle tellement à ses souliers qu’elle traverse avec elle l’Atlantique, la rejoignant devant un tableau de Van Gogh un jour de visite du MET à New York, où son mari sera assassiné par un tueur de l’IRA missionné pour liquider les traîtres à la cause ayant fui aux USA.
John Barry distille le temps de Lilly. Jusqu’à la dernière goutte. Un temps qui se compte en malheurs et qui en devient matériel. Lilly peut toucher le temps. Elle peut même – et c’est là son dernier projet – le faire bouger, en décider du rythme, le modeler donc comme une fille de Chronos.
« Je ne suis pas vivante. C’est presque un réconfort de savoir que, même si je vais m’ôter la vie, je serai déjà morte quand je le ferai. Cela ressemble moins à un péché. Car je sais que c’est un grand péché. C’est un péché pour lequel on nous a dit quand nous étions petites qu’il n’existait pas de remède, un de ceux qui vous conduisaient en enfer, avec certitude. Je suppose que c’est vrai. Je ne sais pas ».
Et régulièrement, comme des antiennes au trajet d’une vie, les flux de conscience de Lilly viennent noyer le récit, le napper d’une cataracte de souvenirs d’une vieille femme pour qui les marches de la vie sont scandées par les morts. L’écriture alors de Sebastian Barry se fait flot aussi, coule comme une longue rivière d’Irlande, avec ses calmes, ses méandres et ses rapides. Lilly à sa table en formica rouge :
« J’écris sur tout cela, et tandis que je le fais assise ici dans mes habits américains, revêtue de ma personne américaine, tout cela depuis longtemps perdu, depuis longtemps terminé, tous ces gens balayés, à la manière habituelle du monde, ces hommes courbés, Maud, mon père, les fichues poules, poney et cochon, tout le fichu tremblement, d’une façon à laquelle nous n’ajoutons jamais foi tant que nous respirons comme de jeunes femmes, tandis que je suis assise ici, une vieille femme, une relique, une relique reconnaissante même, pour ce qui m’a été donné, sinon pour ce qui m’a été ôté, mon cœur flétri se souvient ».
Il y a du Thomas Wolfe par moments dans l’écriture et la technique narrative de Barry, et ce n’est pas un mince compliment.
Léon-Marc Levy
* Wild goose. C’est le nom donné aux Irlandais qui émigraient en Amérique.
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A propos de l'écrivain
Sebastian Barry
Sebastian Barry, né le 5 juillet 1955 à Dublin, est un écrivain irlandais. Il est l’auteur de pièces de théâtre (Boss Grady’s Boys, The Steward of Christendom, Hinterland), de romans (Macker’s Garden, The Engine of Owl-Light, The Whereabouts of Eneas McNulty…) et de poèmes, publiés depuis le début des années 1980. Barry a véritablement atteint la notoriété en 2005 avec le roman A Long Long Way, histoire de soldats irlandais engagés dans le premier conflit mondial, sélectionné pour le Man Booker Prize for Fiction. La consécration est venue en 2008 avec The Secret Scripture (Le Testament caché) qui a pour protagoniste une centenaire enfermée depuis sa jeunesse dans un asile pour avoir « fauté ». Ce livre a été lauréat du James Tait Black Prize for fiction et du Prix Costa 2008. Souvent inspirées par des histoires de sa propre famille, les œuvres de Barry ont pour thèmes le mensonge, ou plutôt la vérité telle qu’elle est interprétée par chacun, la mémoire et les secrets familiaux. Leur décor est pour la plupart celui de l’Irlande au moment de son indépendance (1910-1930).
A propos du rédacteur
Léon-Marc Levy
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Directeur du Magazine
Agrégé de Lettres Modernes
Maître en philosophie
Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres
Domaines : anglo-saxon, italien, israélien
Genres : romans, nouvelles, essais
Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /
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