Driss Chraïbi, un esprit libre et libertaire, par Mustapha Saha
Triste constat. En ce dixième anniversaire de la disparition de Driss Chraïbi, l’écrivain rebelle n’aura eu aucun hommage à la hauteur de son œuvre planétaire. Le Salon du Livre de Paris, où le Maroc était l’invité d’honneur, a été une belle opportunité historique, piteusement gâchée par l’incompétence des organisateurs. Quelques colloques universitaires, marqués par leur élitiste confidentialité, au lieu d’amender cette pensée vivante, de fertiliser ses possibles inexplorés, de la propulser dans son devenir fécondateur, l’ont fossilisée dans la nébulosité des sempiternelles casuistiques. L’irrécupérable intelligence bute toujours sur l’indigente fanfaronnade culturelle. Je m’attendais, dans son propre pays, à une célébration institutionnelle qui l’aurait définitivement consacré comme inamovible bannière des lettres marocaines, comme inextinguible chandelle pour les générations futures. J’escomptais une initiative audacieuse d’édition de ses œuvres complètes enrichissant pour toujours les bibliothèques référentielles. Ses livres régénérateurs de la langue matricielle et de la littérature diverselle demeurent largement méconnus dans leur argile première. S’estompent encore une fois dans l’ambiante équivocité les inaltérables lumières.
Un auteur atypique.
La trajectoire iconoclaste de Driss Chraïbi, convulsée, à chaque détour, par l’ironie socratique, déboussole les paramètres scientifiques, déroute les codifications académiques, déjoue, avec malice, les analyses critiques. Une littérature d’exil, creusant ses empreintes hors sentiers battus. Un capharnaüm de romances aléatoires, d’aventures homériques, de confessions épuratoires, de visions poétiques, de fulgurances prémonitoires, d’envolées mystiques, d’anecdotes sublimatoires, d’exultations fantasmagoriques, d’indignations fulminatoires, de déclamations catégoriques, d’investigations probatoires, de lucidités anthropologiques. Une quête perpétuelle d’inaccessibles rivages, l’imaginaire sans entraves pour unique territoire. Le donquichottiste assumé taquine l’impossible, l’œil rivé sur l’imprévisible. L’œuvre déclinée par éclats en puzzle chaotique, quand elle est saisie avec le recul panoramique, présente cependant une imposante cohérence esthétique, thématique, philosophique. L’auteur atypique, cultivant, toute sa vie, une marginalité savante, est entré dans l’histoire littéraire par la porte de traverse.
Dans sa vingtaine d’ouvrages, les audaces stylistiques, sous syntaxe classique, entraînent indifféremment le lecteur dans un flux et reflux aphoristique, où la saillie caustique guette au creux de chaque vague narrative. Les descriptions nostalgiques, les confessions pudiques, les déflexions mélancoliques, cachent immanquablement, dans leurs plis et leurs replis, d’inattendues réfutations sarcastiques. Dès que plume se montre prodigue d’épanchement romantique, le doute méthodique la rattrape. Le corps à corps de l’auteur avec l’inspecteur Ali, son jumeau golémique, vociférateur de vérités profondes, relève de la bataille épique. Chraïbi ne reconnaît que son double en digne interlocuteur. L’altruiste autistique, sans cesse désaxé par le cataphote sociétal, puise, au plus profond de ses meurtrissures, matière d’écriture. Le burlesque Inspecteur Ali, insoupçonnable perceur d’énigmes, se porte à son secours en pleine panne d’inspiration, endosse l’habit guignolesque des spécialistes du camouflage, couvre de son insolence la reconquête anxieuse de la terre natale, le dialogue rocambolesque des mœurs orientales et des mentalités occidentales, la dénonciation du phallocentrisme chicaneur, avant de liquider, au bout de six enquêtes désopilantes, son propre auteur.
Un esprit libre et libertaire.
Tout au long d’une existence de risques et de doux fracas, Driss Chraïbi se constitue ses propres références éthiques, ses contremarques symboliques, ses balises sémantiques, reléguant la recherche désespérante et chimérique d’une identité culturelle aux armoires d’apothicaire. Peut-on se réduire à une étiquette langagière en guise de raison d’être ? La plume réfractaire aux dirigismes, rétive aux autoritarismes, revêche aux chauvinismes, cultive studieusement, autodérision en bandoulière, l’art du contre-pied, de la parade beuglante, de la répartie cinglante, et toutes les armes de tendre goguenardise des sensibilités à fleur de peau. Une sensibilité fiévreuse qui ne supporte que l’intime obscurité. La lumière se trouve au fond du puits.
Le chroniqueur désabusé des temps douloureux n’est jamais en quête de reconnaissance publique, la notoriété stimulatrice lui ayant été acquise dès son premier livre Le Passé simple, descente identificatoire dans l’enfer de l’éducation castratrice, traversée purificatoire de l’archaïque purgatoire, genèse de la désobéissance épidermique. L’étudiant rebelle, le libertaire spontané, forge, par effraction, sa personnalité sociale dans la dissidence œdipienne, dans l’antagonisme frontal avec le père théocratique, l’affranchissement des cadènes matérialistes, l’émancipation des valeurs obscurantistes, la condamnation définitive des pesanteurs religieuses, des inégalités coutumières, des asservissements sexistes. Il brise instinctivement les loquets rouillés de l’identité séculaire, stérilisatrice de la diversité régénératrice. Il transcende, par l’écriture, l’appartenance à une double culture et surmonte, par la transgression des tabous stéréotypés, la schizophrénie récurrente des écrivains francophones.
Cette terre natale se drape de toilettes attractives, tantôt traditionnalistes, tantôt modernistes, se calfeutre dans son décorum touristique, étouffe, sous rituels immuables, ses luttes intestines. Regard implacable de l’autre rive, détecteur des tartufferies enturbannées. Dans Succession ouverte, les funérailles du patriarche révèlent le vieux monde en décomposition, la nébuleuse inextricable des nomenclatures oppressives, la postérité venimeuse de l’hydre vampirique. La pensée libre butte sur les barrières physiques et métaphysiques, les sédimentations historiques, les œillères héréditaires. L’Homme du livre remonte La Mère du printemps jusqu’à la source arabique pour puiser, dans la révélation prophétique, l’espérance d’une nouvelle Andalousie, creuset d’une civilisation plurale et diversitaire.
Un écrivain d’avenir.
Des chercheurs, amateurs des contextualisations fossilisatrices, s’évertuent d’autopsier l’œuvre de Driss Chraïbi comme un cadavre exquis, avant de l’enfermer dans un sarcophage de mausolée, oubliant, au passage, que sa littérature sacrilège creuse toujours son sillon démystificateur dans les réalités présentes. Dans la condescendance de la société coloniale, son livre-brûlot Les Boucs, sur les damnés de l’immigration, dépouillés de leur amour-propre et de leur respectabilité, parqués dans des baraquements sordides, comme aujourd’hui leurs descendants dans les cités d’exclusion, dévoile l’intériorisation mentale de la dépendance aliénatoire et de la servitude volontaire. Critique incisive de l’idéologie d’intégration, des théories d’inclusion, légitimations légalistes de l’ostracisme programmé, et de la victimisation atavique, reproductrice du complexe de colonisé. Ces africains et maghrébins contraints de s’expatrier massivement pour se remettre à la solde de leurs anciens dominateurs sont bel et bien une factualité persistante. L’Âne pressent la faillite chronique des indépendances africaines, le développement du sous-développement des riches territoires livrés aux oligarchies corrompues. L’observateur des dérives politiques, le diagnostiqueur des impasses sociétales, l’explorateur des labyrinthes interculturels, demeure d’une actualité mordante.
Mustapha Saha
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