Douze palais de mémoire, Anna Moï (par Stéphane Bret)
Douze palais de mémoire, février 2021, 204 pages, 19 €
Ecrivain(s): Anna Moï Edition: Gallimard
La mémoire, nous dit-on fréquemment, est essentielle pour la transmission, la cohésion d’une communauté, le maintien de valeurs morales indispensables au bon fonctionnement d’une société équilibrée. Dans les pays de tradition bouddhiste, où le culte des ancêtres joue un rôle dans la mémoire de chacun, les mécanismes de la mémoire peuvent faire appel à d’étranges associations.
Anna Moï a beaucoup traité dans ses précédents romans le thème de l’exil des Vietnamiens, comme par exemple Nostalgie de la rizière. Dans Douze palais de mémoire, Anna Moï décrit la fuite, à bord d’une embarcation de fortune, d’un groupe de Boat People, ces réfugiés qui ont décidé de quitter le Vietnam après la victoire des communistes et la chute de Saïgon en avril 1975. L’auteure s’attache plus particulièrement à Khanh, et à sa fille Tiên, âgée de six ans. Khanh, dont le père a exercé les talents d’astrologue, a reçu de ce dernier les grandes lignes directrices de son thème astral : la configuration de ses douze palais, le palais désignant un domaine précis, « Finances, Immobilier, Carrière, Amis, Parents, Voyages, Destinée, Santé, Fratrie, Mariage, Enfants, Mathématiques ».
A ces palais, Anna Moï associe la méthode des loci, des lieux, mise au point par un philosophe de l’Antiquité, Céos ; celle-ci permettant de reconstituer un souvenir à partir d’un fait concret, par exemple la position à table de participants à un repas permettant de retrouver leur identité.
Ce qui intéresse le narrateur dans l’étude des mécanismes de la mémoire, c’est le choix des territoires abstraits, la méthode des analogies ; pourtant, il reconnaît être « assidu du palais de l’Amour » mais que « certains événements ne s’effacent pas malgré mes efforts pour les négliger, il est difficile de lutter contre le choc d’une émotion forte ».
Ce qui suscite l’intérêt du lecteur c’est la distance prise aussi bien par Khanh, le père, que Tiên, sa fille. Celle-ci, dont on se demande si elle a conscience de la gravité de l’événement, reste espiègle, moqueuse vis-à-vis des membres de l’équipage du rafiot, et garde de l’ironie et de la distance face à la situation. Khanh, à l’inverse, plonge dans ses souvenirs, ravive la mémoire de son épouse disparue, Moa, décrit les conditions de la conquête du Vietnam par le régime communiste, et révèle peu à peu que les causes profondes de son départ du Vietnam ne sont peut-être pas exclusivement politiques… Khanh conclut ainsi, éloquemment, à propos de l’émigration :
« De fait, nous avons tous été lésés de quelque chose, à commencer par la vie telle que nous la connaissions. Il ne nous a pas manqué un œil, mais une vision. Nous n’avons pas été amputés d’un bras, mais du geste de le tendre vers autrui ».
Parfait constat des séquelles d’une odyssée involontaire, douloureuse, mais qui a laissé entrevoir pour ces boat people un avenir discernable.
Stéphane Bret
Originaire de l’ancien Sud-Vietnam, la Cochinchine, Anna Moï vit et travaille à Paris. Elle a déjà publié plusieurs recueils de nouvelles et romans parmi lesquels : Riz noir ; Rapaces ; Le venin du papillon (aux éditions Gallimard).
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