Douleur, Zeruya Shalev
Douleur, février 2017, trad. hébreu Laurence Sendrowicz, 401 pages, 21 €
Ecrivain(s): Zeruya Shalev Edition: Gallimard
La douleur emplit ce magnifique roman sur le prix à payer, se propage, montre toutes ses facettes, jusqu’à s’incarner dans l’amour retrouvé d’Iris, trente ans après la séparation. Douleur du corps meurtri, douleur de la brèche, de l’impossible remise en situation, du temps qui passe, d’une partition qui refuse de se laisser jouer…
Douleur, c’est le nom qu’Iris donne à Ethan, son amour de jeunesse retrouvé, et pas seulement parce qu’il est médecin chef d’un centre antidouleur : « Elle repense à la robe rayée que portait la jeune joueuse d’échecs, de nouveau des éléments fortuits s’assemblent en une image provocatrice et menaçante, étrange comme des vies parallèles se heurtent soudain alors qu’elles n’auraient jamais dû se croiser, mais doit-elle vraiment y lire une menace ? » (p.119-120).
Tout semble se répéter, tout paraît se remettre en situation quand dix ans jour pour jour après l’attentat, une parole de Micky, le mari d’Iris, lui remémore ce jour fatal où, à cause d’un léger décalage dans leur emploi du temps, elle doublera un bus à l’arrêt qui explosera au passage de sa voiture, la blessant grièvement. Iris se remet à souffrir comme au premier jour, et prend du recul par rapport à sa vie : dix années passées sous silence qui se jettent ensemble à sa mémoire. Elle voit alors sa fille Alma quitter le foyer familial pour aller travailler dans un bar à Tel Aviv, son fils Omer prendre des allures d’homme, Micky son époux qu’elle ne sait plus aimer, qu’elle a épousé par diversion.
C’est dans le service d’Ethan que Micky l’emmène lorsque ses douleurs se font plus aiguës, réveil du souvenir… Douleur du déchirement de la rupture, Ethan croyant en finir avec son passé, douleur aussi de le revoir si tard dans sa vie installée : « (…) elle pense que durant ces dix années-là elle a construit son école, l’œuvre de sa vie. Aurait-elle pu la mener à bien avec lui à ses côtés ? Aurait-il été possible de ne pas se laisser dévorer par leur amour ? » (p.225), Ethan, qu’elle retrouve et qui la retrouve pour ce qu’ils pensent être une seconde chance. Remettre ses pas dans le même chemin, est-ce possible ? Déchirure, aussi, et douleur de devoir partager, se partager entre sa fille, qu’elle doit sauver de l’emprise d’une sorte de gourou, le patron du bar où Alma, sa fille, travaille, et son amour retrouvé.
La partition qui se joue là est telle qu’Iris, pour ne pas donner de nom à Ethan sur son téléphone portable, l’appellera « Douleur ». Ils se retrouvent, certes, leur amour intact, mais sans leur vie qui s’est déroulée pour chacun sans l’autre : « (…) elle hésite à appuyer sur la lettre D pour lui dire de l’attendre et lui assurer qu’elle ne renonçait pas à lui. Elle a l’impression que la douleur monte des touches dans ses doigts crispés, non, elle n’a pas le droit de lui écrire maintenant de peur d’être affaiblie dans son combat pour sa fille, elle n’a même pas le droit de penser à lui, car soudain, en un instant d’effroyable lucidité, elle comprend : ce n’est que si elle renonce qu’elle pourra demander à sa fille de renoncer » (p.317).
Le jour de leur union, à leurs dix-sept ans, près d’une source, ce jour ni trop chaud, ni trop froid, dans un paysage presque biblique, ce jour a disparu, avec le paysage, écrasé par un immeuble : « Serait-elle retournée là-bas si le temps marchait à rebours comme dans les rêves ? Aurait-elle revécu ce fameux jour, unique, le plus beau jour de sa vie, ni trop froid ni trop chaud ? Leur vallée fleurie s’est transformée en quartier résidentiel où habitent aujourd’hui des centaines de personnes qui aiment et qui souffrent, qui naissent et qui meurent. Ce n’est que dans son souvenir que les fleurs sauvages pourraient de nouveau éclore, mais si elle a eu la chance de connaître au moins une fois un tel bonheur, qui sait si elle ne le retrouvera pas un de ces jours, peut-être même aujourd’hui, non, elle secoue la tête, elle qui s’est tant accrochée à la place vacante à côté d’elle tandis que ses doigts se perdaient dans les profondeurs de la poche vide de sa vie glisse à présent la main dans l’autre poche et la découvre pleine à craquer » (p.394).
Leur vie a fait un coude, en dépit de leur amour, intact ou qu’ils croient tel, il leur est impossible, désormais, de se rejoindre. A sa famille, réunie, Iris avoue enfin son amour passé, en lui tournant le dos : « Ce n’est pas une erreur, dit-elle, c’est de l’histoire ancienne » (p.401).
On ne rejoint jamais.
Anne Morin
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