Djemila (Par Elisabeth Bouillot et Mustapha Saha)
Départ de la Tour 106 des Minguettes, qui s’écroule, emportant avec elle l’urbaine sérialité des grands ensembles. Entre des parents incompréhensifs et une fratrie divisée, la petite fille regarde le ciel, plane entre être et néant. Elle écoute en boucle Barry white, Marvin Gaye, Donna Summer. La destinée s’augure musicale. Réminiscences sensitives à vie. Lycée en pointillés. Fugues par intermittences. Explorations du monde de la nuit. Danseuse sexy. Un frère la mouche au père autoritaire. Brutalités répétitives. Fuite sans retour. A quinze ans.
Paris, bien sûr. Djemila Khelfa débarque à l’improviste chez une grande sœur généreuse, amie de célébrités artistiques et littéraires. Michel Foucault entre autres. Adolescente des stratosphères, propulsée dans les hautes sphères. Jean-Luc Hennig, agrégé de grammaire, journaliste à Libération, rédacteur en chef du mythique Rolling Stone France, animateur sur Fréquence Gaie, auteur prolixe de livres sur la nuit, le sexe, la mort. Et toute sa bande, intempestive, provocatrice, fascinante. On les appelle « Les homos de Libé ». Des artistes et des intellectuels, argentins, brésiliens, latino-américains, s’agglomèrent dans les boîtes sulfureuses. Marcia Baila des Rita Mitsouko casse les codes de la variété. Catherine Ringer et Fred Chichin mettent le feu aux planches. Cœur brûlant du Paris transgressif. Triangle magique de l’art volcanique avec New-York et Berlin. Paname conquise en toute liberté. Sans domicile fixe.
Logée chez Guy Hocquenghem, écrivain, romancier, journaliste, pamphlétaire redoutable, figure de proue de la cause homosexuelle, mort dans la force de l’âge, à quarante-deux ans, fauché comme tant d’autres par le virus maudit du sida. Et son compagnon Copi, argentin flamboyant, dramaturge, écrivain, dessinateur consacré, acteur délirant, porte-voix emblématique du mouvement gay, également foudroyé par le sida à quarante-huit ans. Une force de frappe artistique incroyable. Avec la transsexuelle Marie France. Hélène Hazera, journaliste, actrice, réalisatrice, productrice, passionnée de musique arabo-andalouse, qui signe ses articles dans Libé uniquement de ses initiales HH.
Les survivants créent Act-Up dans les années quatre-vingt-dix pour panser les plaies des années terribles. Djemila témoigne : « J’apprends, dans ce milieu iconoclaste, à me défaire des idées reçues, des jugements préconçus, des préjugés inculqués des éducations vermoulues. J’ai conscience de ma chance. J’évolue dans une avant-garde qui brûle de mille feux pour ouvrir de nouveaux horizons ». Serge Kruger est l’indéfectible ami de toujours, le frère, le père, le complice des quatre cents coups. Il a la classe du blouson noir attardé et l’excentricité de l’artiste moutardé. Son baptême musical s’initie dans sa maison de la Rue Aux Ours, baignée de vapeurs artificielles. La fête permanente. Les joints partagés comme des calumets de la paix. Les virées nocturnes. Les léthargies diurnes. Et la musique avant tout. La musique possession. La musique qui entre, par chaque pore dans le corps. La musique qui électrise les fibres inaccessibles. La transe. L’hystérie libératrice. Le chant. A se déchirer les cordes vocales. Le cri primal. Le corps s’électrise. Le corps s’explose dans les impasses désertes, les caves obscures, les cambuses attractives. La société, tout autour, se technocratise, se robotise, se déshumanise.
Les Halles en pleine métamorphose, quartier général du groupe de loulous-artistes en rupture de ban. Destruction des fabuleux pavillons Baltard. Immeubles historiques engloutis par les bulldozers. Crime patrimonial à grande échelle. Eviction pompidolienne des classes populaires. Trous géants, trous béants, cratères d’enfer, immortalisés par Marco Ferreri dans son western loufoque Touche pas à la femme blanche. Parodie de la bataille de Little Bighorn et de l’ethnocide des amérindiens. Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni sublimes dans la dérision. La bande de Serge Kruger, baptisée Les Freaks, taille sa mythologie dans la défluviation créative. On se réunit dans la brasserie Le Royal Mondetour, tenue par un auvergnat comme il se doit. L’on se retrouve aussi à vingt dans Le Paris Halles. Repas à cinq francs. Qui dit mieux ?
Les Rolling Stones de Little Queenie, Hamilton Bohannon, batteur de Jimi Hendrix, père du dico-funk, tournent sans arrêt dans le Juxe Box. Les albums Aladdin Sane de David Bowie, Berlin de Lou Reed, Raw Power des Stooges, Too Much Too Soon de New York Dolls, précèdent la déferlante punk. De nouvelles tendances, de nouvelles modes, intempestives, ravageuses. Bientôt débarquent d’outre-Atlantique et d’outre-Manche Patti Smith, Elodie Lauten, les Ramones, les Sex Pistols, les Stinky Toys. Et la musique tribale d’Eddie Harris, du jazz fauve et farouche, des lancinations rythmiques entrecoupées d’accélérations vertigineuses. Danses saccadées jusqu’à perdre conscience. Scansions africaines et marocaines. Saltos dans l’inconnu. Basculement dans l’infini.
Djemila devient la première femme disc-jockey. Elle endiable les platines à La Main Bleue, immense caveau enterré dans la banlieue rouge de Montreuil, au milieu des friches industrielles. Le Sex Machinede James Brown résonne à plein tube. Les sapeurs noirs se moussent et s’émoussent de la fine crème blanche, évadée des beaux quartiers. Une autre aventure se présente avec le magazine Façade. Djemila en devient copropriétaire, s’investit dans toutes les rubriques, dans tous les registres, la rédaction, l’iconographie, pose dans des photographies mythiques, mi-ange mi-démon, avec Mike Jagger, Bryan Ferry, Sophia Loren, Jack Nicholson. Andy Warhol trouve « Djemila parfaitement graphique, le prototype de la femme de l’an 2000 ».
Les portes du cinéma s’entrouvrent et se referment aussitôt. Deux rôles sur mesure passent sous le nez de Djemila. Elle est pressentie pour jouer dans 37°2 le matin de Jean-Jacques Beineix et Sans toit ni loi d’Agnès Varda, deux personnages faits pour elle, qu’elle a peut-être inspirés. Béatrice Dalle et Sandrine Bonnaire la coiffent sur le poteau. L’interminable série des occasions manquées commence.
Djemila se façonne une manière d’être, suggestive et fracassante, une silhouette fuselée, une attitude batailleuse et séduisante. Pantalons moulants, jupes moulantes, collants serrés et porte-jarretelles, chinés dans les sex-shops. Des tenues extrêmes. Tantôt femme fatale, tantôt garçon manqué. Une relation esthétique avec elle-même et le monde. Icône, Muse, Sirène au Palace et aux Bains Douches. Thierry Mugler s’en contagionne. La haute couture la sollicite. Elle parade à contre-courant, mains sur les hanches. Pudeur lascive et décontraction subversive. Elle reste, les années passant, sur la même ligne artistique, inlassablement bercée par les sonorités musicales de Kraftwerk et la littérature de la Beat Generation. Combinaisons Survival, logos psychédéliques, élégance sauvage. Après un défilé underground, l’écrivain journaliste, Alain Pacadis, dandy gauchiste, disparu dans des circonstances troubles à trente-sept ans, surnomme le personnage public sans concessions « Djemila sans accent », symbole précurseur de l’interculturalité transversale et novatrice.
Elisabeth Bouillot et Mustapha Saha
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