Djebel, Gilles Vincent
Djebel, 256 pages, 8,80 €
Ecrivain(s): Gilles Vincent Edition: Jigal
Djebel a pour point de départ la mechta d’Ouadhia en Kabylie. En mars 1960, un détachement de la compagnie du 7e régiment de chasseurs, commandé par le capitaine Murat, campe sous la tente. Le jeune Antoine Berthier, opérateur radio, monte la garde en murmurant des vers de Victor Hugo. Berthier a de la chance. Dans trois jours, c’est la quille, le retour en France, sain et sauf, là où tant d’autres ont laissé leur peau. Quitter l’Algérie dont il ne connaît que « la caillasse et le sang séché » devrait le remplir de joie. Et pourtant, la perspective des retrouvailles l’effraye et le couvre de honte… « Tout le monde s’en est fait un, ici »… tout le monde, sauf lui.
Pas question pour trois gradés de la compagnie de le laisser rentrer « bredouille ». Ce qui se passe ensuite relève de l’impensable, de l’ignoble, de l’inhumain. Trop, beaucoup trop, pour un jeune homme qui choisit sur le bateau qui le ramène vers sa mère et sa sœur jumelle, vers Marseille et ses collines natales de Trets, de se donner la mort plutôt que d’affronter pour le restant de son existence le remords. Pour l’armée, pas question de dire la vérité à la famille. Pendant quarante et une années, Antoine sera mort au combat.
Septembre 2001. Pour libérer sa conscience avant de mourir, l’un des anciens membres du détachement militaire se livre à des confidences qui vont déclencher un nouveau déferlement de haine, des désirs de vengeance et provoquer des meurtres parfois déguisés en accidents ou suicides.
Gilles Vincent reprend dans ce roman le personnage de Sébastien Touraine, ancien commissaire aux stups devenu détective privé, pour traquer la vérité et dénouer l’intrigue. Pendant trois jours, pas un de plus, Touraine enquêtera de concert avec la commissaire Aïcha Sadia, d’origine kabyle, archétype au féminin d’une intégration réussie. L’imbrication de thèmes historiques passés et actuels, de personnages de cultures et de générations différentes, est l’occasion pour l’auteur de démontrer qu’il sait parfaitement mener de front plusieurs propos, superposer les époques, qu’il peut jongler sans difficulté de la narration d’actes violents, souvent atroces, à l’analyse fine et nuancée de la psyché humaine, relater avec précision et digresser poétiquement.
Les nombreux paragraphes commencés par des verbes à l’infinitif claquent aux oreilles et tissent une ambiance, un rythme particulier, où l’on reconnaît la patte de l’écrivain :
« S’approcher le plus possible des barreaux, laisser le vent du sud s’engouffrer dans la pièce, lui décoiffer ses mèches brunes. Et puis tirer sur sa clope jusqu’au goût javellisé du filtre presque chaud et regarder au loin les lueurs blanches des lampadaires sur les quais. Deviner l’ombre noire des cargos et des grues, identifier le bruit lointain des palans qui déchargent, les plaintes rouillées qui se perdent et le rire des hommes qui transpirent. Sourire à ce port qui la berce, la rassure et ne dort jamais ».
Non content de savoir mener son récit avec des mots choisis, un style personnel, de ménager au lecteur les rebondissements propres au polar qui vont le tenir en haleine, de saupoudrer de tendresse et d’amour les rapports de ses deux principaux personnages, Gilles Vincent se livre à une réflexion sur la guerre, sa logique, et surtout ses conséquences sur ceux qui en ont été les acteurs, voire sur leurs descendants. Ce sujet douloureux, il l’aborde avec un regard empreint de compréhension et de compassion. On est loin, très loin, de tout schématisme. L’analyse est fouillée, tous les personnages sont crédibles et convaincants.
Histoire de vengeances, de mensonges, de vérités qui tuent, mais aussi d’amitiés viriles, d’amour et de respect, récit pétri parfois d’optimisme et souvent de pessimisme désabusé, Djebel éclabousse le lecteur d’une myriade d’émotions fortes et vraies.
À l’instar de Sébastien et d’Aïcha, on ne peut sortir de cette histoire qu’en étant pour le moins troublés, au plus profond de nous-mêmes, par l’insondable folie des hommes.
Catherine Dutigny/Elsa
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