Dissoudre la femme : l’entreprise morbide du contre-nu, par Kamel Daoud
Techniques du contre-nu. L’armée islamique de l’Irak et du Sham est objet de fascination. Comme le retour d’un vieux dieu sanguinaire, dans le sang des hommes. Daech tue, détruit, efface, nivelle et apporte le désert partout, avec la harangue et la mort. Dans le dos du monde « arabe » qui regarde la Palestine qui regarde les morts qui regardent, à leur tour, les vivants. Daech poursuit, délivre ses premiers passeports, organise des mariages collectifs ou des lapidations de femmes, invite à des jeux, coupe des têtes et des mains et édite des modes. Ainsi, sa dernière directive céleste : l’habit de la femme. Bien sûr. Car le corps de cette malheureuse est source du Mal, du vide, du néant. Comment réussir le contre-nu parfait ? Comment effacer la femme, ses traces, contours, voix, rires, courbes, ombres, yeux et prénoms ? Etrange courant de fond : il va de la Turquie où un ministre aux yeux perfides a déclaré que le rire des femmes est indécent, à Daech qui vient de publier son Daech-fashion : la femme doit porter une robe ample, noire, qui ne laisse pas deviner, en dessous, ni le corps, ni la courbe, ni les autres vêtements. Cette robe doit être sombre, volante pour mieux effacer la femme, de couleur noire donc, invisible ou seulement comme une tache. La femme doit aussi cacher sa bouche, son menton, ses lèvres et même ses yeux. Elle ne peut rire, ni sortir dans la rue sans un accompagnateur parent ou époux.
La Femme doit, au bout du compte, disparaître, s’effacer, se taire, se confondre avec une sorte d’utérus asexué, se terrer, se faire pardonner le corps et les sens, mourir, s’excuser d’être née, se dissoudre, se transformer en tâches ménagères ou en brebis que l’on échange. Le contre-nu est une entreprise d’effacement de traces de la femme dans le monde diurne. Après le rire et la robe ample et obscure, on va arriver au stade ultime de l’extermination visuelle, l’enterrement, la proscription totale. La Femme ne doit pas être. Que veut Daech alors ? La disparition de la trace de son malaise, de son déséquilibre et de son humanité. L’agent Daech sait que la femme prouve qu’il est faillible, humain, mortel, né d’une femme et pas du ciel, tenté, sexuel, désirant, faible et passible d’amour ou d’étreinte. Elle est la preuve de sa condition, le lieu de sa perdition, le champ irréductible à ses divinités sombres. C’est la vie, en courbes et rires. L’ancienne déesse « Ellat », très antique, très présente. Ennemie de l’islamiste, djihadiste, malade, conservateur, frustré ou malheureux errant entre les dieux.
Fascinante donc cette haine/peur de la femme. On la retrouve dans un pays avancé comme la Turquie, sous la peau d’un ministre, ou ailleurs chez Boko Haram ou chez votre voisin frustré, toujours. Ténébreuse. Passons cependant. Le sujet valait-il que l’on en parle ? Oui. C’est l’une des blessures béantes de ce monde dit « arabe », le lien malade à la féminité, donc à la liberté, donc à la vie. Quand on voile la femme, on se voile surtout la face. Connu et vieux comme réflexe.
Il est midi encore. Eté de sangs et d’images. Curieuse intuition : le monde « arabe » agonise, va accoucher d’un monstre céleste, combattre les lois de la nature, tuer en force puis se dissoudre vaincu. Cette monstruosité est le dernier sursaut d’une géographie qui n’a pas trouvé d’issue honorable à son histoire. Nous sommes le lieu enfermé, irrésolu, cerné, du monde. On naîtra au reste du monde dans des sangs terribles.
Kamel Daoud
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