Discordance, Anna Jörgensdotter
Discordance, août 2012. Trad suédois Martine Desbureaux. 535 p. 22,50 €
Ecrivain(s): Anna Jörgensdotter Edition: Jean-Claude Lattès
Discordance est un roman de femme. Allons bon, c’est bien la peine d’écrire un article pour dire ça, tout le monde l’a bien vu. C’est pourtant un roman de femme. Un roman qui dit d’une femme et sur les femmes ce qu’aucun homme ne pourrait ni dire ni sentir ni vivre.
On est en Suède, sur deux décennies. 1938-1958. On commence fort : la maison de Melle Filipsson brûle. Avec Melle Filipsson dedans !
« C’est Edwin qui a sorti le cadavre, il le sait. Svarten le lui a dit quand il est arrivé. Le corps était carbonisé, et lui, Edwin, avait posé son blouson de cuir sur son visage à elle, Malva Filipsson. Ca a dû être horrible. »
Cet incendie peut être entendu comme une métaphore du livre qui suit : des femmes vouées aux flammes. Ce n’est plus le bûcher des sorcières mais celui de la vie qui leur est promise. Cent fois damnées sur terre : Enfance de servantes familiales, adolescence de proies sexuelles, mariages plus ou moins voulus, vie de domestique, vieillesse (rare) de solitude. Et les enfantements terribles, douloureux et souvent mortels :
« Une fois Frida et le médecin partis, Karin commence une lettre.
Chère Sofia, écrit-elle. Ma bien chère Sofia.
Puis le stylo reste un instant suspendu.
Le bébé est né, mais je suis tombée malade, et je ne vais probablement pas…
Ecrit-elle cela ?
… passer la nuit. En tout cas je ne vivrai pas jusqu’à demain soir. »
Des hommes, des bûcherons, des artisans, des ouvriers et des femmes, enracinés dans des campagnes d’une violence à l’image du ciel : glacées, ventées, impitoyables à ceux et celles qui vivent dessus.
Et au sein même de cette dureté d’existence, naissent des cœurs nobles. Des hommes travailleurs, des femmes héroïques et pleines de rêves. Leurs rapports sont tendus, marqués par la « suprématie » masculine, mais l’amour reste possible. Plus que possible, impératif pour survivre.
« Sofia aime aller le regarder travailler en forêt, elle apporte le casse-croûte, il prend un air irrité mais elle sait que c’est seulement la concentration. Ses sourcils broussailleux se froncent à la racine du nez, quelqu’un qui ne le connaitrait pas aussi bien aurait vite fait de prendre cela pour de la colère. »
Et comme une grande misère ne suffit jamais, il faut y ajouter l’alcoolisme des hommes, le travail à l’usine où le harcèlement sexuel est la normalité. Et puis la guerre, effrayante et proche, qui fait régner dans tous les esprits la terreur de la conscription et de la mort. Alors que les femmes sont des donneuses de vie, comme on dit des poules pondeuses. Elles n’existent que par leur aptitude à enfanter. Et enfin se lèvent des accents de révolte, les questions qui émergent :
« Et puis d’abord pourquoi une femme serait-elle plus épanouie quand elle attend un enfant ? Est-ce que ce n’est un mythe pour lui faire croire qu’être mère est la féminité par excellence ? Que je sache, une femme enceinte ça se sent surtout nauséeuse, difforme, envahie… »
Roman choral, polyphonique, Discordance, comme le laisse pressentir son titre, met en collision des êtres, des destins, des époques, des rêves brisés.
Une phrase vers la fin du livre est stupéfiante tant elle résume l’entreprise d’écriture que constitue ce beau livre :
« Nos récits s’entrelacent telles les bandes de lirette dans la trame d’un tapis. Et chacun y reste pris. Jusqu’à l’usure.
En devient partie intégrante.
L’idée de départ était peut-être autre que le résultat, ou alors nous sommes parfaits – un récit parfait, sur tout, sur rien. Sur la vie telle qu’elle a été. Mais jamais sur ce qu’elle aurait pu être. »
Pas de doute. Anna Jörgensotter parle de son livre et de l’aventure de son écriture. En une belle image en miroir. En vrai écrivain qu’elle est assurément.
Léon-Marc Levy
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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