Dis-moi de vivre (Bid Me to Live), Hilda Doolittle (par Yasmina Mahdi)
Dis-moi de vivre (Bid Me to Live), Hilda Doolittle, éd. des femmes-Antoinette Fouque, janvier 2024, trad. anglais (États-Unis) Claire Malroux, 228 pages, 9 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette Fouque
Dislocation
IV
Hilda Doolittle (H.D.) emprunte pour le titre du 4ème tome de son cycle autobiographique et féministe, écrit en 1947 : Portrait d’aujourd’hui – après Dis-moi de vivre, Le Don, Hermione – les premiers mots des vers du célèbre poète anglais Robert Herrick (1591-1674, vicaire dans le comté de Devon) : « Dis-moi de vivre, et je vivrai / pour être ton Champion : / Ou dis-moi d’aimer, et je me ferai / Pour toi un cœur aimant… ». Ce nouvel ouvrage campe la génération « de moins ou d’à peine plus de trente ans [qui plongeait] encore des racines dans un passé lointain ». Cette génération ayant survécu à deux guerres mondiales, intellectuels, suffragettes et artistes, élevés entre deux siècles, entre des courants artistiques divers, de l’art nouveau, du symbolisme, de l’orientalisme au dadaïsme et au cubisme, jusqu’à l’expressionnisme abstrait.
Encore une fois, les souvenirs d’H.D. persistent puis se brouillent, procédé cher à l’autrice : « Un cercle, un an, l’an dernier. L’an dernier s’estompait déjà, il n’en subsistait que de vagues reflets de souvenirs (…) ». Sa principale protagoniste est nommée Julia. Londres, où elle réside, est devenue le centre d’une guerre totale en expansion constante. Dans ce climat d’horreur, les étoiles protectrices (indice du père astronome) s’éteignent dans la clameur des bombes, au profit du feu qui dévore tout ; « le cœur sombre dans le noir cachot de [l’]être ».
Terrifiée de penser que les pierres peuvent s’écrouler et se transformer en tombes, assourdie par le chaos, Julia vit mal la séparation d’avec Rafe, son mari, officier appelé au front (rappelons que les sound-bomb (les marrons d’air), étaient tirés incessamment de jour comme de nuit afin d’avertir la population d’une attaque imminente). Toujours avec son sens aigu de scrutatrice, d’épieuse, Hilda Doolittle analyse ses personnages, les statufie, les ressuscite, les dote de transcendance, à l’aide d’un vocabulaire restreint, de points de suspension et d’un style novateur.
Les objets familiers et aimés, les chambres de l’appartement, les réunions d’amis intimes peuvent à tout moment être réduits en cendres. D’où la citation d’H.D. : « (…) dix mille tomberont » (Ecclésiaste, XII, 6). Julia sombre dans la solitude et l’incertitude : « Elle allait être seule maintenant pour se remettre de cette dernière permission jusqu’à la prochaine, si prochaine il y avait ». Le bonheur de Julia Ashton (H.D. ?) et de Rafe Ashton (Richard Aldington ?), couple fusionnel qui poétisait, dessinait, se comprenait sous les augures de Swinburne, Shelley, Robert Browning et Elizabeth Barrett, est balayé par l’atroce réalité des combats au front et les changements de comportements de Rafe. Dis-moi de vivre retrace la dislocation cruelle entre une femme exigeante et un homme endurci, ce qui entraîne Julia presque au bord de la folie : « Elle marchait sur un fil ténu, extrêmement ténu, errait comme une toxicomane dans une dimension inconnue ».
Les ramifications d’un chapitre à l’autre sont chargées de symboles propres à l’autrice, et s’y ajoutent des éléments contextuels que Julia/H.D. réprime, par exemple l’intrusion de Bella Carter, « Déesse aux yeux pers » et de Rico au « visage pâle (…) son archaïque barbe grecque et les yeux d’un bleu flamboyant (…) les yeux brûlés (…) bleus serpents (…) bleu brasier (…) un bleu d’horizon criard (…) ». Les relations triangulaires amoureuses entre Rafe, Bella, Rico, Vanio, Elsa, finissent mal, Julia se sent menacée, angoissée par la mort, la présence de « files d’invalides rapatriés » vomis par les trains, accablée par les frappes « des shrapnels ». La couleur dominante, le bleu « bleu réel », jouxte l’or, la pourpre, le blanc, le « vert de pierre précieuse », le bronze, le cuivre et bien sûr la couleur violette…
Hilda Doolittle (le double de Mite, d’Her Gart, d’Hermione, de Julia) doit reconquérir « sa demeure de vie », pendant que se joue « la même scène, le même tableau, [et] c’était Rafe Ashton et elle-même, pour la dernière fois ». Cette série de confessions, d’« un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » [Philippe Lejeune], de l’immense autrice américaine, est salutaire, profitable tant par la fraîcheur du style que par la profondeur des sentiments.
Yasmina Mahdi
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