Diogène, L’antisocial, Jean-Manuel Roubineau (par Michel Host)
Diogène, L’antisocial, Jean-Manuel Roubineau, PUF, janvier 2020, 235 pages, 15 €
« Que fait donc Diogène avec une lanterne ?
Se disaient des Dandys à l’élégant maintien.
Messieurs, je cherche un homme, et de mon œil lent terne
Je n’en vois pas, dit-il : ce mot les vexa bien ».
M. de Rambuteau
(Sur une caricature d’Honoré Daumier. Cf. Fig. 6 du livre)
L’homme libre
Être un homme libre, certains pensent y être parvenus, beaucoup le souhaitent qui ne le seront jamais. Démontrer sa liberté personnelle chaque jour à ses concitoyens n’est pas non plus à la portée du premier venu. De nos jours, sous nos latitudes, nous n’avons connu que le président François Hollande monté sur un engin motorisé qui, chaque matin, apportait à sa Dulcinée les croissants de leur petit déjeuner. Le fait fut observé et moqué à souhait, ce qui semble démontrer que cette liberté-là n’a pas bonne presse, sans doute parce que l’habitude de l’exercer est encore peu fréquente et mal considérée.
Ce président français amoureux attentionné et Diogène le Cynique, le philosophe en paroles et en actes, étaient des hommes publics, chacun en son temps. Ils furent assez mal jugés parce que leurs entreprises quotidiennes allaient à rebours des mœurs et coutumes de leurs contemporains. Cependant, si le premier se sentit dans l’obligation de cesser ses promenades parisiennes, l’autre ne fut empêché de rien par les Athéniens et les Grecs des villes et bourgades qu’il traversait. Voilà qui en dit long sur la déchéance de l’homme libre dans sa traversée du temps et de l’espace, sur la pusillanimité formaliste de nos contemporains, sur la tolérance des gens d’Athènes et de Corinthe – avec ce bémol qu’il faudrait pouvoir y regarder de plus près. Jean-Manuel Roubineau nous y aide ! Sans doute Platon était-il peu tolérant, voire dénué d’humour, lui qui voyait dans son rival « un Socrate devenu fou ».
La rédaction d’un ouvrage abordable et documenté sur Diogène, d’une écriture claire et légère, est la bienvenue. Elle nous permet en premier lieu d’aller au-delà des trois ou quatre anecdotes bien connues, d’en découvrir d’autres, ainsi celle où l’on voit le philosophe s’incliner devant une statue pour demander l’aumône. Comme on voulut savoir pourquoi il se conduisait de la sorte, sa réponse fut : « Je m’habitue au refus ! ». L’occasion, donc, de comprendre que Diogène se classait plutôt dans le camp des Stoïciens.
Quoique tous les sujets de réflexion de Jean-Manuel Robineau présentent le plus grand intérêt, arrêtons-nous sur certaines pages.
Est soulignée la condition d’exilé (il naquit à Sinope, au sud de la Mer Noire) du philosophe, donc d’étranger et de « métèque » à Athènes, selon la définition grecque du mot. Cela l’invita au cosmopolitisme, à se vouloir citoyen de l’univers. La cité est néanmoins son monde, son lieu de vie favori – Lucien de Samosate lui prête ce propos : « Que toute la terre soit un lit qui me satisfasse, que je considère l’univers comme ma maison ». Sa philosophie-en-actes et en paroles, la rareté de ses écrits conservés en dépit de leur abondance, ont fait que les historiens de la philosophie, les biographes… l’ont négligé et souvent oublié. En outre, la philosophie cynique qu’il professait, « mépris des conventions sociales, de l’opinion publique, des idées reçues », avec le « refus de l’hypocrisie », n’a pas contribué à le rendre acceptable par les gens dits sérieux, et cela jusqu’à notre temps. Il a servi à des causes qui ne furent pas les siennes, de nombreux « courants de pensée » lui furent hostiles (les Stoïciens particulièrement). On dirait aujourd’hui qu’il fut « instrumentalisé » négativement et positivement plus souvent qu’à son tour. Exemple : Michel Onfray, en raison de son penchant pour « un dieu unique », avec humour je pense, le voit islamisé, tel un « Diogène en djellaba ». Fils de banquier, issu d’un milieu très aisé qu’il refusera, instruit, il fut capturé par des pirates, revendu comme esclave, acheté par un riche Corinthien dont il sera l’intendant et qui l’affranchira. Il décidera alors de son existence vagabonde (1) entre Athènes, Corinthe, Mégare, et la plupart des mégapoles de son temps.
Il assistait volontiers aux Olympia, non par admiration des exploits sportifs mais pour s’en moquer. Des couronnes et récompenses (les coupes et médailles d’aujourd’hui), il disait « les pustules de la gloire ». À l’annonce du nom de Dioxippos, vainqueur au pancrace dans la catégorie hommes, lors des Olympia de 336 av. J.-C., il eut ces mots : « Lui, c’est catégorie esclaves ; catégorie homme, c’est moi ». Dion de Pruse voyait Diogène ainsi : « Ceux-ci [le commun des mortels] cherchaient à voir les athlètes et à s’emplir le ventre, tandis que lui, je crois bien, voulait observer les hommes et leur stupidité ». Il voulait aussi les éduquer, les sensibiliser à une pensée libre et personnelle.
De sa pensée devraient aujourd’hui encore nous arrêter bien des points. L’argent était à ses yeux « la mère-patrie de tous les vices », patrimoine et héritage rien que des leurres. Il le conteste aussi dans sa circulation et sa répartition. Son Traité sur la richesse, disparu, a néanmoins laissé des traces, notamment dans son souci de lier la gestion publique à la gestion domestique (l’oikonomos). Selon lui, la pauvreté ne signifiait pas automatiquement « la misère » ; elle peut indiquer les voies de l’autosuffisance (l’autarkeia). Pour lui-même il fit le choix du dénuement et de la mendicité. Il se déplaçait avec sa besace, un bâton, son manteau de laine, une galette et une coupe de terre cuite. L’auteur en explique clairement les raisons. Dans une société du « don et du contre-don », il « demandait » (ce qu’il pensait légitime) sans « rendre » et prétendait ne pas mendier (ce qu’il estimait honteux). Ces usages étaient donc vus comme antisociaux et lui valaient l’inimitié, le mépris, parfois la haine.
Son logis ne fut pas un tonneau, mais une énorme jarre de terre cuite qui avait une belle valeur. L’auteur nous donne de précieux renseignements à ce sujet. Cela était bien reçu. Si par accident ou méfait la jarre était brisée, les Athéniens la lui remplaçaient, car durant la guerre du Péloponnèse les jarres constituèrent fréquemment un abri de fortune. Il y conversait avec les passants, y accueillait des prostituées. Il y recevait aussi les aumônes : pain, olives, ail, fromage, poisson salé… Sur l’agora, comme aujourd’hui sur les marchés parisiens, il récupérait des marchandises invendues… etc. Il vivait nu et il lui arrivait de se masturber en public, se donnant « du plaisir » d’où « sa réputation sulfureuse » : son « usage du corps » était bien personnel.
Il s’était mis à distance des philosophes cyniques de son temps (Antisthène), plus proches des ascètes en général. Son idéal était de nature et de simplicité, répondant à un état originel d’équilibre chez les hommes. Pour lui, les sages sont les premiers en dessous des dieux : « Le propre des dieux est de n’avoir besoin de rien, de celui qui est semblable aux dieux d’avoir besoin de peu de choses ». La vie animale était un modèle, celle des « chiens » notamment, leur conduite naturelle étant supérieure aux conduites dictées par la culture. Le chien (kuôn) était son surnom (qu’il érig[ea] en titre philosophique), et les animaux donnent jusqu’à l’exemple de l’inceste, que Diogène ne condamne pas.
À Alexandre (2) qui lui demandait le pourquoi de son surnom de « chien », il aurait répondu : « Ceux qui me donnent, je les caresse de la queue ; ceux qui ne me donnent pas, je les poursuis de mes aboiements ; quant aux méchants, je les mords ». Les commentaires de Jean-Manuel Roubineau quant à la référence canine et à la perception du chien, dans la société grecque d’alors, sont on ne peut plus utiles et éclairants.
La sexualité selon Diogène, pour résumer sa « doctrine », va à la jouissance solitaire, ou à l’acte amoureux clairement consenti par les deux partenaires et se dirige vers l’union libre. L’acte sexuel s’accomplit aux yeux de tous. La liberté en ce domaine s’élargit quelque peu avec ces propositions car l’homme grec pouvait déjà « s’unir à des prostitué(e)s, aux esclaves de la maisonnée, aux jeunes hommes ». Les femmes bénéficiaient des mêmes libertés, mais la loi punissait l’adultère (pour Diogène, c’est manifestation d’intempérance, comparable à « la gloutonnerie ») tant pour l’homme que pour la femme. La vie de mendiant choisie par le philosophe ne le prédisposait évidemment pas à accepter les liens du mariage. À l’égard de la pédérastie, il préconise avant tout un lien paternel. Quant à ses relations avec les prostituées elles sont fréquentes (il connut la belle Laïs, l’hétaïre la plus célèbre de Corinthe). Pour les jeunes gens la prostitution est une voie presque obligée, puisque les jeunes filles à marier étaient très surveillées, protégées par leur famille. Tout ceci n’empêcha nullement Diogène d’être un grand misogyne.
Les considérations de Jean-Manuel Roubineau sur le corps selon les cyniques (sa visibilité est un « moyen » philosophique) et sur son aspect physique personnel sont d’un grand intérêt. Et aussi sur sa pratique concrète des exercices physiques, toujours mêlée d’avis critiques : « Je vois beaucoup de lutteurs et de coureurs, mais je ne vois personne s’efforcer de devenir parfait honnête homme » (3). Il serait, de nos jours, partisan des exercices pratiqués en amateur, pour la santé, le bien-être, plutôt que dans une perspective professionnelle. Disons que notre époque l’a rejoint en bien des points. Il est vu dans ce livre agréable, aisé à lire et aussi très complet, parsemé de références précises et précieuses, comme un « maître à penser » sans douceur, qui veut heurter ses auditeurs. Par exemple, un jour qu’il déambulait à reculons et que l’on se moquait de lui, il répliqua : « N’avez-vous pas honte de me reprocher d’aller à reculons en marchant, vous qui parcourez à reculons le chemin même de votre vie ? ». Diogène est un homme qui s’adresse aux autres hommes avec un « franc-parler » destiné à les réveiller, à les remettre parfois avec rudesse sur les voies d’une pensée critique de soi-même et de la société. Un homme qui porte une véritable réflexion, trop souvent masquée, je crois, par les anecdotes nombreuses courant à son sujet. Son ironie, de laquelle Jean-Manuel Roubineau nous fournit de nombreux exemples, fait de cette lecture un enseignement indispensable et riche, en même temps qu’un exercice des plus plaisants, ainsi que le veut la tradition classique : enseigner tout en donnant du plaisir (4). Nous le recommandons chaudement à tous ceux qui boxent leurs voisins pour de pauvres raisons, ou courent dans les rues et les chemins sans trop savoir ce qu’ils font !
Michel Host
(1) Il peut faire penser au polémiste-penseur Mouna Aguigui (1911-1999) qui, non-conformiste, issu d’un milieu très aisé lui aussi, plutôt que de se consacrer aux affaires, sillonna les rues de Paris longtemps encore après les événements de 1968, répondant aux questions des passants, leur soulignant les injustices et la folie du militarisme, les scandales cachés, les incitant à la réflexion, à la révolte.
(2) L’épisode de la rencontre du philosophe et d’Alexandre (« Ôte-toi de mon soleil…) eut lieu à Corinthe. Plutarque et notre auteur le relatent dans de belles pages, où l’on voit que la réaction et les propos d’Alexandre ne furent pas ceux auxquels on s’attendrait ! (pp.184-188).
(3) On ne peut pas ne pas penser aux sports de combat tant pratiqués de nos jours, à nos joggeurs et joggeuses… etc.
(4) Que l’espagnol a traduit par « Enseñar deleytando », soit « enseigner tout en délectant ».
Jean-Manuel Roubineau, Maître de conférences en histoire ancienne à l’université Rennes 2 et chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, a publié aux Puf, notamment, Des Cités grecques (Vie-IIe siècle av. J.-C. Essai d’histoire social (2015), couronné du Prix du livre d’histoire de l’Europe en 2016. Et aussi Milon de Crotone, ou l’invention du sport (2016).
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