Dieu veut des dieux, La vie divine, Bertrand Vergely (par Marc Wetzel)
Dieu veut des dieux, La vie divine, Bertrand Vergely, éditions Mame, août 2021, 240 pages, 14,90 €
Il n’y a pas de problème de « sens de la vie » pour Bertrand Vergely, car toute vie lui semble avoir les trois « sens » requis : sa direction est de déployer ce qu’elle est ; son cours sensible est d’agir sélectivement sur l’inerte, les autres vivants et sur elle-même ; sa signification est d’obtenir de l’espace un lieu et du temps une durée propres, autonomes, depuis lesquels faire monde dans le monde. Et que la vie humaine soit une existence libre, consciente et rationnelle n’abolit en rien la présence de son sens (ni le sens de sa présence), mais simplement les complique, raffine et nuance un peu. Le non-sens, certes, guette la vie humaine car, son action sur soi s’accompagnant de représentation de soi (la pensée est en l’homme le pouvoir d’agir, surtout par parole, sur ses propres représentations, et la conscience celui de se représenter, surtout par mémoire, sa propre action ; la réflexion est la synthèse heureuse des deux, comme de pouvoir se représenter notre action même sur nos représentations), l’homme a dans sa vie de quoi enrayer, égarer ou différer son sens natif ; mais le non-sens dépend de sa sagesse, et la sagesse est son affaire. Il y a donc un problème spécifiquement humain de « sagesse de la vie », et Vergely veut contribuer à le résoudre, ici en l’arrimant à une vie divine qui doit suffire à l’homme puisqu’elle le fonde. Et c’est l’occasion pour nous d’avoir plaisamment quelques nouvelles de Dieu – qui, si elles n’ont pas à être bonnes, sont belles !
La vie, l’homme et Dieu sont en effet inséparables pour Vergely. Il retient de la biologie le fait que tout vivant (et lui seul) agit sur lui-même dans l’espace (métabolisme) et dans le temps (reproduction) : cette possible action (= initiative, intervention, transformation) sur sa propre structure, son fonctionnement, son développement, son évolution est l’âme de toute forme de vie. L’intuition centrale de notre auteur semble alors être que l’homme est le vivant qui peut faire vivre la vie, et qu’il y a là un don divin : laisser se déployer la vie ici (l’homme) ou partout (Dieu), dans l’intensité pleine et délicate d’une présence suffisante, voilà la disposition proprement divine d’une vie capable (en l’homme) d’une action de soi sur le tout (de l’accessible et du pensable), et (en Dieu) d’une action sur soi du Tout, d’une source le faisant vivre. Bonne nouvelle, dès lors : plus besoin de sortir de soi pour entrer dans l’intimité de Dieu !
C’est l’objet de la première partie de ce livre : le principe divin y est comme saisissable au vol, attestable dans les mouvements de la nature et de l’histoire humaines. Vergely l’annonce ainsi, avec son maximalisme joyeux, sa surdimensionnalité contagieuse (quand on vise le maximum, dit-il, on est sûr d’obtenir le minimum ; mais se contenter du minimum, c’est se désassurer de l’obtenir) :
« La vie divine renvoie à la vie très concrète et très charnelle avec ses présences, ses vertus, ses surprises, ses finesses et ses saveurs. Elle renvoie également à la vie très spirituelle avec sa sagesse, sa beauté, sa liberté et sa droiture. Entre le sensible et le spirituel toutefois, il y a un point commun. On le trouve dans le “très” lié aux formules “très sensible” et “très spirituel”. Le divin apparaît quand il y a une intensification telle soit du concret, soit du spirituel, que l’on passe dans une autre dimension » (p.58).
Vergely est homme rigoureux, et les neuf « portes » citées plus haut sont successivement situées et mesurées : présences d’abord (qui est peut-être le mot-clé) car elles disent l’ouverture au fait même d’être, elles soulignent que l’acte d’être est lui-même vivant : la présence est irréductible et universelle, car même se cacher, c’est aller être présent dans ce qui n’apparaît pas. Vertus ensuite, dit la citation : une vertu est une qualité qui démultiplie ce qu’elle permet, et diffuse ce qui la fonde ; elle est pouvoir de produire de l’approprié, et de faire vivre en nous ce qui le vise.
« Chaque chose étant ordonnée à elle-même en faisant ce qu’elle sait faire, chaque chose étant dans son énergie propre, tout est juste » (p.34).
Surprises ensuite (le français parle de « divine surprise » pour constater qu’à l’ironie (parfois cruelle) du sort, peut s’ajouter merveilleusement l’humour de la Providence !) : le malheur semble comme y renoncer à se produire, parce que la masse renonce à presser, l’obstacle à couper la route, la vitesse à nous doubler, semer ou larguer, il y a retournement des préséances ! À la bonne heure d’une péripétie inespérée, où l’être, de son fond caché, semble inopinément venir régler l’existence bouillonnante et naufragée. Mais aussi finesses, où pointe le décisif, quand l’homme sait appuyer sur ce qui fait arriver les choses, et joue judicieusement atout : moments divins, en effet, des pertinences quand on sait s’avancer exactement jusqu’à ce qui se laissera saisir. Et saveurs, puisque, dit à la fois innocemment et malicieusement Vergely, même « Dieu aime être ce qu’il est » (p.54), l’infini est à point là où, en Dieu, l’univers a goût de foudre !
Suivent sagesse (ne jamais se prendre pour celui qu’il nous est seulement donné de devenir), beauté (lieu et moment de ce qui fait vivre, où et quand ce qui solidarisait et faisait se tenir entre elles les apparences apparaît pour lui-même ; prouesse, dit l’auteur, d’une fine pointe de l’harmonie cachée, où le réel révèle en quelque chose ou quelqu’un le visage de son ordre en tension des choses et des êtres. Beauté : anonymat miraculeusement trahi de la source d’existence, qui rend intarissable notre attention ravie à elle. Liberté, force de complétude, selon l’auteur (« L’homme est un être complet quand il est à la fois dans l’existence et dans l’être, dans ce qui se fait et dans ce qui est » (p.77), car l’initiative humaine fait arriver ce qui pouvait toujours être autrement ; l’homme peut seul, avec Dieu, faire que soit ce qui est autre, et ainsi, si peu que ce soit, fonder ce qui nous change, et changer ce qui nous fonde). Dernière des portes du principe divin : la droiture, qui mêlant loyauté et rigueur, sait à quoi s’en tenir sur ce qui fait ou non vivre : Polynice, commente Vergely, est un traître irresponsable que Créon a raison de condamner, mais tort de refuser d’enterrer. « Ne persécute pas un cadavre » dit Tirésias au roi inflexible (si on n’inhumait que ceux qui le méritent, la Terre ne serait qu’un purulent charnier) : la loyauté est fidélité à ce qui fonde l’homme par-delà ce qu’il aura détruit : à la mort d’une personne, son humanité aura cessé de pouvoir dévier. La droiture comprend qu’un mort ne peut plus être déloyal, et qu’on ne peut pas confisquer l’humanité vécue parce que celle-ci aura, par principe, (même mal) fait vivre la vie.
Faire vivre la vie, en laissant parler en nous l’être qui nous fonde, est ainsi vocation religieuse ou responsabilité sainte de l’homme.
« Beauté de savoir répondre à l’appel intérieur disant : Arrête de ne pas être. Cela s’appelle la responsabilité » (p.182).
La religion est communion comme la poésie, et fidélité comme la mémoire. D’où le soupçon qu’elle puisse n’être qu’une poésie de la mémoire (= le chant d’invocation d’une imaginaire source créatrice), alors même qu’en et par elle, dit Vergely, « Dieu et l’homme communiquent de profondeur à profondeur » (p.186), comme on le voit (p.128) dans l’interprétation par Bachelard de la véritable rêverie : par elle, le sujet humain comprend les éléments du monde en les laissant venir habiter autrement en lui (« On n’a jamais vu le monde si on n’a pas rêvé ce que l’on voit »…). Religion chrétienne ici, car, dit sobrement l’auteur, s’il y a une vie divine, il doit y avoir « le divin fait vie » (p.160), et il est le Christ – et tout artiste qui crée, ajoute-t-il, sauve le sensible en en étant le Christ, en manifestant sans cesse que la Source d’être peut tout en renouveler.
Ainsi pas de doute : il peut y avoir une vie divine : Dieu – qui vient du « dies » latin, la clarté du jour – étant l’expression du fait que « le fond des choses est lumineux », la vie divine est vie pour laquelle son propre fond n’aurait plus à être obscur, puisque « en Dieu, tout permet de voir » (p.191), et « l’esprit seul donne de l’avenir » (p.194), et elle doit nous inspirer le meilleur, suffisant à guider l’accueil de ce qui nous dépasse. Simplicité du mystère qui nous fonde (« l’infinité de l’être nous porte »), ardeur du sacré qui nous éveille à nous-même (« les pèlerinages sont faits pour que l’on trouve son âme »), imprégnation sensible du salut (qui justifie ce que nous avons choisi de recevoir de notre propre vie), la vie divine est bien, pour l’auteur, une « façon d’être », un déversement fervent de la vie transfigurée sur le monde – comme la servante apparemment oisive du mystère, verse, dans les Évangiles, l’apparent luxe d’un parfum sur les pieds du Christ. Ce qui n’exclut, dans l’âme, ni l’humour à la Chaplin (« Charlot, poursuivi par la meute de ses adversaires, retourne l’adversité en transformant ceux qui le poursuivent en partenaires de jeu », p.120), ni l’intransigeance à la Berdiaev (l’appel à la vie divine n’est en rien divinisation – par exemple transhumaniste – de l’homme, qui oublie que « l’homme ne se fabrique pas ; il se reçoit », alors que la déification comme pure vocation de l’homme est, non dans le pouvoir sur la vie, mais dans l’art de la laisser pleinement être en nous : l’homme ne « s’augmente » légitimement que de Dieu)
Le mystère ici pensé ne nous veut pas bêtement du bien, mais semble miser sur nous pour le Bien de son propre essor. Un dynamisme infini semble compter sur l’homme pour faire vivre la vie qu’il a initiée et instillée : comme le proverbe juif dit que Dieu, ne pouvant être partout, inventa les Mères, notre auteur suggère que, ne pouvant devenir tout, il invente les Fils. Bonheur de pouvoir lire ici un « fou de Dieu » (car les tâcherons du Mystère sont, sans surprise, un peu tous cinglés) infatigablement instruit, humaniste, généreux homme de compréhension et de paix, qui déploie une conviction nette et décisive : l’homme n’aurait pu, seul, venir de si loin. Et Bertrand Vergely a quelque chose du filial génie de la vie fait homme.
Marc Wetzel
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