Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique, Dorian Astor
Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique, septembre 2016, 161 pages, 14,90 €
Ecrivain(s): Dorian Astor Edition: Autrement
Chacun connaît cette injonction célèbre « deviens ce que tu es », et chacun l’attribue généralement à Nietzsche. C’est pourtant le poète grec Pindare qui l’écrivit il y a vingt cinq siècles, et elle fut reprise et commentée par Socrate, Rousseau, Deleuze, et fut le socle sur quoi le surhomme de Nietzsche devait se fonder.
Commenter cette injonction consiste tout d’abord à refaire l’histoire des commentaires qu’elle a suscités pour en saisir toute l’épaisseur acquise dans le temps, et repérer les strates accumulées d’un penseur à l’autre, d’un siècle à l’autre. Cela conduit aussi à poser la question de la connaissance de soi, car le « deviens ce que tu es » suppose qu’on ne connaisse pas ce que l’on est. Après avoir dépassé ce questionnement, avec notamment le « connais-toi toi-même », que Socrate avait fait sien et pour qui la connaissance de soi peut aboutir à la sagesse, Dorian Astor propose quelques pistes qu’il ouvre pour les refermer ; ainsi se demander ce que l’on devient en devenant ce que l’on est ne peut souffrir un juste milieu comme le disait Pascal cité par l’auteur :
« Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est l’égal des bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre ». Et pour Nietzsche qui appelle de ses vœux le surhomme, l’entreprise ne s’entend que par une hybridité : « L’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhumain ».
La question des moyens pour devenir ce que l’on est abordée par l’auteur en se référant là encore à Nietzsche et à son Ecce Homo qui ira lui-même chercher « l’exaltation aristocratique des individualités fortes et des puissances du devenir » chez les présocratiques et dans la renaissance italienne. Il s’agit de la maîtrise de soi, de l’autodiscipline, de la domination sur soi-même qui renvoie aux sagesses antiques. L’homme nietzschéen est le sculpteur de lui-même, l’injonction suppose donc la volonté du devenir et la maîtrise de tout ce qui peut l’en éloigner.
L’auteur met l’accent sur une philosophie de cette volonté qui, depuis les Grecs, souligne la nécessité d’un moi qui doit advenir, comme si, à l’instar de Nietzsche, les philosophes-médecins ne pouvaient qu’exister. Qu’on repense aux Stoïciens, aux Epicuriens, le socle de la nécessité du devenir était présent, et ce devenir obligé trouve une expression « moderne » avec Freud, même si les obstacles, les pièges sont nombreux dans une société qui aujourd’hui accorde plus d’importance « à la bassesse cupide de légions de nains hurlant : je suis qui je suis ».
L’injonction de Pindare se double des questions posées par l’individuation. Ici Dorian Astor se réfère à Canguilhem : « vivre, même chez une amibe, c’est préférer et exclure. Le normal, c’est le normatif. Le pathologique, c’est l’incapacité à instituer des normes, ce n’est pas une absence de norme, mais la soumission à une absence de normes inférieures, insuffisantes et inrenouvelables, qui forment un milieu rétréci ». La figure du « surhumain » de Nietzsche est également convoquée pour l’invention d’une forme supérieure d’être. Ainsi aboutit-on à la formule de Simondon pour qui « l’individu n’est pas un être mais un acte » et à La Généalogie de la Morale quand Nietzsche y affirme que « l’action est volonté de puissance, à laquelle la vie elle-même est identifiée, en tant qu’acte, effort, désir ».
La conclusion de ce raisonnement qui nous immerge dans les questions que l’auteur dit succinct mais d’une belle intensité condense son propos : « Deviens ce que tu es est l’impératif d’une vie, l’exigence d’une telle libération, d’une élévation impersonnelle de la vie ».
Guy Donikian
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