Deux, Philippe Jaffeux (2ème critique)
Deux, juin 2017, 236 pages, 21 €
Ecrivain(s): Philippe Jaffeux Edition: Tinbad
Théâtre abstrait
Deux est un livre complexe à plusieurs égards. Tout d’abord parce que c’est un livre de théâtre – une sorte de pièce de chambre. Et puis, parce que cette pièce se présente sous forme expérimentale. Deux est constitué d’un dialogue entre N°1 et N°2, écrit sous forme de paragraphes à peu près égaux, mais qui ne se répondent pas. L’auteur explique qu’il est possible de faire jouer 1 et 2 chacun par treize acteurs, et cela dans le désordre, sans souci de répliques ni de continuité dramaturgique (ou plutôt, continuité à concevoir dans l’espace même de la scène).
Il ne faut pas avoir peur de cette présentation sommaire, même si la lecture reste exigeante et tendue, car ce texte difficile requiert des qualités d’écoute de ses lecteurs, et permet d’exercer son intelligence. En un sens, cette pièce est peut-être bel et bien à lire, une sorte de « théâtre dans un fauteuil » comme l’imaginait Musset. Nous ne livrerons pas le détail de toutes les arcanes qui permettent de se tenir devant une pièce au sens ordinaire de la chose, sachant qu’il faudrait faire l’étude rapprochée de ce texte de Philippe Jaffeux avec l’histoire du théâtre, en passant par le cirque, le théâtre de tréteaux, la scène à l’italienne…
Ce qui semble plus judicieux pour permettre au lecteur de cette chronique de saisir l’essentiel du texte, c’est de se livrer à une étude scientifique. Or il est tout à fait possible d’appliquer un schéma de sémiotique greimasienne à cette pièce. On peut d’ailleurs en tirer un enseignement général qui permet de voir comment ce théâtre est abstrait, et par cette abstraction même devient langage, poème en quelque sorte. Imaginons un destinateur qui serait l’auteur lui-même, et un destinataire qui aurait pour signe ce IL qui conduit une partie de l’intrigue. Le 1 et le 2 seraient le sujet et l’objet du schéma, et pourraient permuter à l’envi. Et, toujours dans ce cadre, on pourrait tenir le temps pour opposant et l’énoncé pour adjuvant. Tout cela pour donner à voir comment toutes les occurrences sont abstraites et symboliques.
Citons :
N°1 : L’action d’une distance se concentre sur le lieu d’un sens qui se déroule devant une perception ambiguë de son silence. Ses palpitations interlinéaires expriment l’éclat d’un mouvement qui signale nos apparitions devant une paire de numéros vivants.
On comprend à la suite de cette brève analyse que l’enjeu de la pièce se situe au niveau du spectateur, de celui qui reçoit le message. Ainsi, ce théâtre en fête se révèle-t-il quelque chose d’approchant une écriture hypnotique. Ou encore, ce théâtre sans réponse pourrait être imaginé comme une pièce qui se soustrait à sa représentation. On pourrait ergoter longuement sur la capacité du théâtre à absorber les formes expérimentales. De fait cette pièce, Deux, montre combien est élastique la notion de scène, surtout pour ce théâtre de P. Jaffeux lequel est sans doute plus un texte de parole que d’image.
N°1 : L’électricité de son spectacle émane d’une danse qui incorpore le mystère de notre langue. Son ordinateur est mis sous tension par un alphabet qui programme le fonctionnement de ses chutes dans le vide.
Ou encore :
N°1 : La technique de son jeu fabrique les outils de sa vacuité avec la gestuelle de son invisibilité imparfaite. IL hybride son irresponsabilité avec nos corps pour percevoir une caricature démente de notre scène.
Oui, nous nous trouvons au sein d’un théâtre de papier qui offre la possibilité de se livrer à sa propre intellection, et permet d’apporter sa pierre à l’édifice langagier de ce texte, complexe, expérimental, et en cela justement excitant l’intelligence.
Didier Ayres
Lire la critique de Marie du Crest sur la même oeuvre
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