Deux mètres dix, Jean Hatzfeld (par Charles Duttine)
Deux mètres dix, Jean Hatzfeld, août 2018, 206 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Jean Hatzfeld Edition: Gallimard
Du saut en hauteur considéré comme l’un des Beaux-Arts.
Ancien journaliste-correspondant de guerre, Jean Hatzfeld a consacré plusieurs ouvrages à des zones de conflit, notamment le Rwanda. Il est l’auteur, entre autres, d’un essai, Une saison de machettes (Prix Femina 2003), et plus récemment Un papa de sang (2015). Il fut également journaliste sportif, et son dernier livre, Deux mètres dix, nous présente l’histoire de quatre athlètes, sous forme romanesque. Il s’agit des destins croisés, des années 80 à aujourd’hui, de deux sauteuses en hauteur, l’une Américaine et l’autre Kirghize d’origine koryo-saram, et de deux haltérophiles, également un Américain et un Kirghize, ce dernier concourait comme son homologue féminin sous le drapeau soviétique. Ces quatre sportifs de très haut niveau flirtent avec les records du monde et les médailles olympiques. Bien qu’imaginés, ces personnages ressemblent de près aux sportifs des années 80.
L’auteur croise également les époques et son récit curieusement devient une sorte d’étrange kaléidoscope. Analepses et prolepses scandent ainsi la narration. L’auteur nous bouscule allégrement en nous invitant à des « sauts » dans le temps, et en adoptant des perceptions différentes, d’un personnage à l’autre. Jean Hatzfeld nous plonge ainsi dans leur enfance, les périodes d’entraînement, le moment où ils se sont affrontés sur le tartan du sautoir ou le plateau des haltérophiles. Et il nous évoque également leurs retrouvailles,une fois rangés de la compétition ; des retrouvailles pleinement heureuses et complices pour les deux sauteuses en hauteur au milieu des paysages kirghizes.
Pourquoi un tel titre, Deux mètres dix ? Il s’agit de la barre à atteindre pour le nouveau record du monde. Le record féminin est de 2,09 mètres et date de plus de trente ans. Cela correspond en gros à la hauteur d’une porte, embrasure comprise. A mesurer chez soi du regard et si l’idée vous tente… ? En tout cas, cette barre idéale ne cesse de sautiller dans la tête de nos deux sauteuses en hauteur et de tout amateur d’athlétisme.
Jean Hatzfeld s’attache également à l’environnement politique, celui de la période de la guerre froide où le sport apparaît comme de la politique continuée par d’autres moyens, mais aussi celui des déportationsque les Kirghizes ont subies. L’auteur nous dit aussi la part du dopage prégnante dans les années 80 qui transforme et détraque les corps.
Un autre grand intérêt du roman, et le plus important à mon goût, est de restituer les gestes de ces champions. L’auteur nous plonge dans l’affectivité de ces sportifs, il nous fait ressentir ce que vit l’athlète, ses riches sensations, ses impressions intenses et ses rituels. La description prend alors une dimension quasi lyrique. Tous ces athlètes sont à la recherche de la gestuelle parfaite et la plus efficace. Par son talent, l’auteur sait nous rendre poétique une tentative de saut en hauteur. Ainsi, cepassage…
« Elle observe la barre, la caresse des yeux, avec une envie gourmande de s’enrouler autour. Ni appréhension, ni nausée, inutile de mémoriser une dernière fois les enchaînements, son corps se souvient. Elle ressent son picotement familier dans le dos, la vibration du muscle au pli des fesses lorsqu’elle avance la jambe (…) Elle sourit à la barre qui l’attend. Elle décide de prendre tous les risques au premier essai. Elle se déplace en arrière, un autre pas de côté, s’immobilise brièvement, son visage s’illumine. Elle gratouille le sol de la pointe du pied d’appel et s’élance. Jamais elle n’a connu pareille sensation de vitesse au sortir de sa course d’élan. La suite, elle ne s’en souvient pas, sinon l’euphorique sentiment d’une élévation immatérielle, la sensation de ses mains inutiles dans l’air. Elle retombe sur le matelas, roule et s’enroule sur elle-même, s’étend sur le dos et laisse tomber ses bras en croix. Elle n’entend guère la formidable clameur, elle s’oublie dans le bleu au-dessus de sa tête ».
Charles Duttine
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