Detroit Sampler, Pierre Evil (par Guy Donikian)
Detroit Sampler, Pierre Evil, Éditions Le Mot et le Reste, février 2023, 589 pages, 32 €
Edition: Le Mot et le ResteQuel lien y-a-t-il entre John Lee Hooker, Iggy Pop, Marvin Gaye, Eminem, comme avec tant d’autres ? Ce ne sera pas leur musique, tant elle diffère chez ces musiciens mondialement connus, ce sera leur origine géographique : les USA bien évidemment et plus précisément Motor City, Détroit comme chacun sait. C’est là que tous ces musiciens ont fait leurs premières armes, c’est dans ce contexte que des musiques comme le blues, le rythm’n blues, le rock énergique (c’est peu dire) de MC5, ou le rap de Eminem ont pu puiser une inspiration qui ne se dément pas depuis un siècle.
On eût pu supposer que tant d’artistes trouvèrent matière artistique sur la côte est ou sur les rivages du Pacifique. C’est pourtant bien à Détroit, immense zone urbaine, où la violence, la ségrégation, la pauvreté ont régné depuis les débuts d’une industrialisation qui a pour noms Ford et Oldsmobile, que nombre de créateurs puisèrent une réelle inspiration. Le fordisme a commis des ravages humains autant que ses automobiles sorties des immenses usines, cadences infernales, soumission aux petits chefs, habitat insalubre…
La ségrégation a eu son architecture aux USA, à Détroit aussi. Blancs et Noirs vivent dans des quartiers distincts, même si Ford a toujours favorisé la mixité raciale dans ses usines, sans doute pas pour des raisons humanistes, lui qui, on s’en souvient, était un antisémite convaincu…
Chez Ford, la population noire à qui on offrait une « promotion sociale » soutenait volontiers la direction, de sorte qu’elle était perçue par les ouvriers blancs comme des soutiens inconditionnels d’« oncle Henry ».
« Le 20 juin 1943, la ville explosa, démontrant ainsi que Blancs et Noirs n’avaient pas besoin de l’âme damnée de Ford pour se déchirer et mettre Détroit à feu et à sang ». C’est une société fracturée entre communautés, Allemands, Arabes, Canadiens, Polonais et un flot d’immigrés de l’intérieur, soit 210.000 Noirs, qui, selon certains articles de l’époque, serait la cause de cet embrasement.
Détroit était donc synonyme de violences, tant dans ses usines que dans les ghettos. « Le jour peut-être. Mais le soir, les communautés se mélangeaient bien plus que ne le laissait supposer la rigide géographie de la ville. Car si, dans les grands dancings qui avaient résisté à la crise, la pratique du lundi réservé aux Noirs perdurait, un peu plus à l’est de Woodward, à Paradise Valley, il existe des endroits où “Noirs et Hâles” pouvaient se retrouver pour écouter les mêmes orchestres et profiter des mêmes spectacles. Black & tan, un nom de code transparent qui signifiait que, ici, on acceptait tout le monde, sans distinction de couleur de peau, pourvu que vous soyez dans le coup et bien habillé ».
Et les clubs furent légion, répondant ainsi à une demande que les conditions de vie rendaient plus pressante. Le blues, le jazz, avaient leur place dans ces conditions, et la violence citée fut pour ces musiques et pour celles qui en découleraient d’une puissance créatrice inégalée.
Nombre de musiciens, aujourd’hui seulement connus des « puristes », dont l’auteur fait assurément partie, ont éclos jusqu’aux années 40, des musiciens de blues et de jazz, certains flirtant avec des genres musicaux plus composites, mêlant blues et folk, d’autres faisant évoluer un blues vers une musique plus agressive, intégrant ainsi l’énergie souvent délétère de la ville. Le rythm’n blues s’est fait une place de choix dans les années 60, grâce notamment à un label créé peu de temps auparavant.
La Motown, compagnie de disques mondialement connue, fut créée à Détroit en janvier 1959 par Berry Gordy en vue de séduire le public noir et le public blanc. C’est une machine à tubes que Berry Gordy a mise en place et de nombreux tubes vont émailler ces années. Il n’est qu’à citer les Supremes, Michael Jackson et les Jackson Five, The Temptations, ou encore Marvin Gaye… la Motown déménagera à Los Angeles en 1971.
Mais on ne peut oublier aussi cette « pulsation fantastique venue du Sud », le Rock’n Roll, dont Détroit s’empara et qui vit l’apparition de l’un des premiers rockers blancs, Jack Scott, qui dès la fin des années 50, enregistra des titres tels que The Way I Walk. Ses enregistrements eurent un retentissement seulement local, parce qu’un autre blanc, du Sud, atteignait le sommet des « charts », un certain Elvis Presley dont le succès restreignait celui de Jack Scott.
Et la scène rock va s’enrichir de nombreux musiciens et de labels plus ou moins reconnus. Le son Détroit, agressif, nerveux comme celui des Rationals, et de bien d’autres, va évoluer, du rock on passera à une musique électronique, au rap… Là encore, la documentation de l’ouvrage est d’une richesse qui en fait, à notre avis, une référence tant Pierre Evil nous fait revivre en les imbriquant les évolutions sociales de la ville et celles des musiques qui les « traduisent ». Et c’est bien l’intérêt de cet ouvrage, hyper documenté, qui ne se limite pas à égrener une chronologie des musiques depuis près d’un siècle, mais bien d’en exhumer les ressorts socio-économiques, le tout servi par une écriture qui fait l’économie de toute aridité.
Guy Donikian
Pierre Evil est critique musical. Aux éditions Le Mot et le Reste, il a publié Gangsta-rap.
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