Désir, Philippe Sollers (par Claude-Raphaël Samama)
Désir, mars 2020, 130 pages, 14,50 €
Ecrivain(s): Philippe Sollers Edition: Gallimard
Voilà le nouvel opus d’un homme d’âge, toujours éblouissant par sa verve et sa belle insolence, ici un peu cachée ou plutôt masquée. Choisissant de désigner à nouveau son livre comme un roman, par ruse, mépris ou provocation, notre grand auteur s’y avance cette fois bien grimé sous les traits du mystique Louis-Claude de Saint-Martin, illuministe de la fin du 18ème siècle.
On lira alors, comme en une figure de Moebius, le passage de l’un à l’autre, le remplacement subreptice de leurs deux figures sans respect des chronologies, une subtile et permanente identification de l’auteur à son modèle. Il serait question de destin, du marquant des vies à partager, d’une appropriation par affinités transhistoriques, d’un hommage d’admirateur ou de disciple.
Saint-Martin, « Le Philosophe inconnu », comme il se désigne lui-même, permet alors à Sollers de subtiliser une identité devenue le moyen de parcourir les siècles et le sien, en démon ubiquitaire ou tel un Méphisto railleur, fustigeant son temps, ses abus, ses tares, sa petitesse, sa déliquescence en bien des points ou des lignes.
Il serait trop long de citer tous les sujets ou thèmes de ce parcours haletant. En quarante galops de deux ou trois pages, allant de souvenirs d’enfance à ceux d’une carrière trépidante et studieuse, d’une critique des supposés progrès techniques des sociétés aux mœurs et goûts dévoyés de ce temps, bien sûr, de l’amour et ses censures au politique et ses carences, des médias embourbés et dociles à l’Art et ses moments. Où bien sûr, en contrepoint, reviennent et brillent les phares de l’auteur sans lesquels l’histoire resterait obscure, Mozart et Watteau, Haydn, Rimbaud, Stendhal, Hegel et Heidegger ou Paulhan, NRF oblige et bien d’autres. Au détour, on trouvera aussi la Chine à l’un des horizons de l’auteur, entre ses propres choix ou aventures idéologiques et la grande sagesse, d’un Laozi, par exemple. Confucius n’est pas cité, pourtant le maître de l’autre.
La « révolution » – paradigme historique et idéal, abouti ou manqué, que Saint-Martin servit un peu – court aussi et tout au long du propos comme concept. Celui du mouvement, de l’action et du Désir – le titre du livre –, figure du renversement nietzschéen des tables, d’accomplissement de soi, de liberté. Il ne s’agirait que de la lumière d’un principe vivant, d’un remède pour libérer les corps – ceux d’abord des femmes – et plus grandement encore, les esprits, pour ne pas dire les âmes. Toute autre voie relève du « contre-désir », éteignoir, hélas pratiqué, assumé, répandu et mortifère.
Face au monde comme il va, il s’agirait de sauver, perfectionner l’esprit et soi-même, retrouver une intériorité à cultiver, préserver, porter le plus loin en ses potentialités. Ici en compagnie. La figure ténébreuse et la vie secrète de Saint Martin serviront à l’auteur de relais en une forme de parrainage pour épurer, élever ou grandir les siennes dans cet exercice étourdissant. Où il en va bien au total de faire son salut. Sous l’aura d’un personnage spirituel, mystique et peut-être un peu ésotérique, sans que toutefois l’on s’attarde à cet aspect, le saisissant plutôt dans ses pérégrinations européennes, un vague rôle diplomatique ou des conjectures à propos de son hermétisme et ses appartenances sectaires.
Entre l’ironie, les coups d’épée ou de massue à la cantonade sur les idoles accumulées d’un temps subi et délétère, les énumérations parfois drôles ou scabreuses des dérangements de ce temps dans sa culture, ses goûts, ses choix ou son avenir, Sollers offre ici le meilleur d’un satiriste, mais aussi d’un moraliste invitant à une sagesse du retrait ou du repli. En l’attente ! Illuminé, suiviste, un peu jésuite dans sa manière de prendre et laisser, souffrir et jouir, se plaindre du Spectacle en rendant à Debord et, dans le même temps, s’en payer sa tranche – en particulier ses usages très surprenants de la télévision (p.126), où l’on apprend un usage orgiaque de plus de deux cents chaînes, lui permettant une forme de maîtrise, d’acmé dans la distanciation et une certaine d’ivresse.
Sollers soutient à nouveau dans ce livre un exercice brillant, entre un narcissisme qui ne se dissimule pas et une pensée du moi toujours agile et conquérante par ses dilections et ses renvois au diable. Il donne à la fois une leçon d’écriture et d’invention contournée qui vaut pour une construction de soi. Unique ou imitable. L’auteur semble rêver des deux issues.
Claude-Raphaël Samama
Claude-Raphaël Samama est spécialiste des problèmes identitaires et des formes civilisationnelles de culturalité, auxquels il a consacré sa thèse. Outre sa formation philosophique en Sorbonne (1963-1968), il est titulaire d’une maîtrise de psychologie clinique (Paris VII, 1978) et d’un DEA de Paris-Dauphine (1987). Sa thèse de doctorat en anthropologie économique, sous la direction de Roger Frydman, a été soutenue à Paris-X-Nanterre (CNRS-CAESAR) en 1998.
Au plan littéraire, le premier recueil édité de Claude-Raphaël Samama s’intitulait Désarmer la nuit. Il publiera ensuite chez Galilée en 1980, un ouvrage de « déconstruction » avant la lettre, Savoirs ou les jeux de l’OIR, sous-titré Quantiques. Ses autres publications poétiques verront se succéder Le livre des Lunes, Les poèmes du soi, La Présence et l’Exil, Around circles. Autour des cercles (écrit en anglais, puis traduit) et En regard des jours. Après deux recueils de nouvelles L’enchantement d’Uriel et Il faudrait hâter le désordre, parus chez Riveneuve, il a donné récemment des traductions de poèmes de W.B.Yeats, dont certains inédits en français, aux éditions Petra. Le livre de poésie composé, ouvert au questionnement ontologique ou existentiel et pas forcément à la seule intention subjective, a été souvent privilégié pour sa forme plus ample chez cet auteur qui n’a cessé de se renouveler. Sa poétique a pu être distinguée pour sa « densité novatrice » (G. Sédir) et qualifiée de « métaphysique » (J. Eladan). Son livre 105 essais de Miniatures spirituelles, paru chez Maisonneuve et Larose en 2005, proposant autant de métadiscours sur les poètes et l’écriture, a été salué par Julien Gracq.
Outre ses ouvrages de recherche sur des sujets de sciences humaines ou sociales (Questions juives, Culturalités, Psychanalyse, Islam …), il a publié, comme poète ou critique, dans Phréatique, Decision, Poésie première, Europe, Recours au poème, Phoenix, Cahiers de Tinbad., Esprit, En Attendant Nadeau... Claude-Raphaël Samama codirige aussi depuis 2003 la revue d’anthropologie philosophique et historique et d’herméneutique, L’Art du Comprendre.
Site internet : www.claude-raphael-samama.org
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