Déshabiller nos solitudes, Rozenn Guilcher
Déshabiller nos solitudes, éd. Sulliver, février 2017, 195 p. 15 €
Ecrivain(s): Rozenn GuilcherC’est un livre tout en nuances, qui évoque à pas de chat le pire comme le meilleur :
« Quand il a bien tout cassé, papa, il prend le balai et il ramasse les morceaux. Pas tout de suite. D’abord il s’assoit sur une chaise. Il en reste deux, la mienne et la sienne (…). Je me demande si son corps saura serrer mes yeux. Et dans mes choses en attente, j’ai peur finalement d’un vrai oui, d’un amour à ma taille ».
L’auteure, du bout de son stylo, trace des chemins et des trajets : tous humains. Elle cherche les mots, les empreintes de ce qui reste souvent au bord des lèvres. Histoire d’amour, de rupture, de brisure comme cette jeune fille défigurée : « Nous sommes le monde, le monde sans lèvres qui ne sait plus murmurer, qui ne sait plus dire les mots de la bouche. (…) Il y a des endroits qui ont mal. Des endroits à habiter quand on n’habite plus rien. Des endroits si douloureux qu’ils existent trop, qu’ils prennent toute la place, qu’ils hurlent la nuit ». Surtout ne pas fracturer, mais murmurer l’indicible, ce qui se tait et déborde tout à la fois. « C’est très important. C’est comme le sable. S’il n’y a pas de sable, on ne sait pas si la mer est partie. Ça mesure. Le silence aussi il mesure. Il mesure entre les mots. Le silence, le sable, il attend, il écoute. C’est important ». Le texte court dans notre tête à la manière d’une sonate, son rythme est à la fois lancinant, entêtant et fredonnant, à l’image des vicissitudes et des joies de la condition humaine.
Ce livre n’est pas égocentrique et tourné seulement vers des émotions de l’intérieur, il raconte aussi des tragédies actuelles, comme l’exil :
« Je reviendrai dans cette ville que je traverse à peine, tant de murs m’escaladent. Je reviendrai couper des angles morts et m’asseoir aux ombres. (…) Il y a une femme sur une photo. Je ne la connais pas. Elle a le regard d’un pays. Un pays loin, interdit, interdit longtemps. Elle a le regard interdit ».
Les mots n’expriment pas seulement la nostalgie, mais aussi parfois la révolte :
« La colère de ce qu’on me doit. La colère de ce qu’on m’a volé. Et tous les mots recueillis, posés, encombrés au bout des gorges, tous les mots qui ne sont jamais venus à la lumière du monde, qui terrent, qui souterrain, qui cadavrent ».
On est loin d’une analyse sociologique et pourtant, la littérature pénètre parfois au cœur des faits de sociétés, comme la place des vieux aujourd’hui ou celle des gens pas comme les autres.
« Il y a Raymond. Il arrive avec un morceau de lui qu’il a laissé quelque part. Il y a Sélina. Elle, elle n’arrive pas. Elle reste droite (…). Si loin de l’air, il faut quand même vivre. Vivre avec les si forts respirant. Avec les si forts de bruits. Et les lignes noires, si fortement fortes noires. Si loin, si loin de l’air, il faut quand même vivre ».
Zoé Tisset
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