Descendre la rivière, Peter Cunningham
Descendre la rivière (The Trout), traduit de l’anglais (Irlande) par Christophe Mercier, mars 2016, 190 p. 18,50 €
Ecrivain(s): Peter Cunningham Edition: Joelle Losfeld
Une plongée dans la mémoire, un voyage âpre dans les replis ombreux d’une vie, d’une famille, avec des trébuchements terribles qui laissent des traces indélébiles. C’est ce que nous propose Peter Cunningham dans ce superbe roman, écrit avec l’apaisement nécessaire à cette équipée mnésique.
Le narrateur, devenu écrivain installé au Canada avec sa femme, entre en vieillesse. Son passé le hante et il prend son baluchon pour aller à son devant, en Irlande, terre de sa naissance et de ses ancêtres. Un personnage, un événement en particulier, l’obsèdent, réveillés par la présence autour du couple depuis quelque temps d’un homme qui, à force d’insistance lourde, finit par l’inquiéter, par le questionner sur l’identité de cet importun. Et par ricochet sur son identité profonde.
Sur les traces de son père – le Docteur – Alex retrouve les lieux de son enfance et les gens aussi, ceux qui vivent encore. La figure des amis d’autrefois le hante. Celle de son père aussi, qui vit son dernier temps en institution. Figures blessées, abîmées par la luxure d’un prêtre ou par sa propre trahison.
Peter Cunningham construit un récit coulissant parfaitement entre les époques, offrant ainsi une sonate sur le temps, les espoirs qu’il fait naître dans la jeunesse, puis ses désillusions, sa fatalité. La « rivière » (titre finement choisi par l’éditeur français plutôt que « la truite » originale) est ici une parfaite métaphore du temps qui passe et qu’Alex (la Truite ?) doit descendre pour mieux entendre sa vérité. La narration est entrecoupée d’incises halieutiques, toujours en écho avec Alex et son périple à travers sa vie.
« Mettez-vous dans la tête d’une truite, tendue contre le courant de la rivière, à deux brasses de profondeur. Soudain, quelque chose change dans le dôme d’air libre : une ombre coupe la lumière au-dessus de votre tête. Que faites-vous ? Une mémoire profonde comme l’océan vous empoigne. Et vous ne pensez plus qu’à la survie. Que faites-vous ? Vous ne faites rien. Vous attendez dans la fraîcheur du renfoncement du rivage. Vous laissez passer. Si vous restez immobile, le danger disparaîtra. Vous ne faites rien. »
L’Irlande quand même. Parce qu’il faut y aller, parce qu’il faut peut-être savoir ce qui reste du père, des amis, des douleurs. L’Irlande, immuable, éternelle, entre ombre et lumière.
« Une pluie lourde tombe sur l’autoroute sud-est. Il y a tant d’années. Des véhicules roulent en feux de position, tandis que de l’eau semblable à une marée nappe une nationale dont j’ignorais l’existence. De chaque côté, dans les prés où se sont formés des lacs, le bétail est blotti. De temps en temps, le plafond nuageux se déchire et un rayon de soleil éclaire un ruisseau, ou une colline couverte d’ajoncs en fleur, les reflets intenses faisant instantanément pardonner leur entourage crépusculaire. »
Et la visite au père. Enfin presque. L’infirmière navrée qui dit qu’il refuse de le voir. « Je suis absolument désolée, Mr Smyth. Mais il ne veut pas vous voir ». Mais le pécheur puise dans la sagesse ancestrale.
« Quand un poisson refuse une mouche, c’est soit parce que la mouche n’est pas de la bonne taille, ou a été mal présentée, soit parce que le poisson a remarqué quelque chose qui l’a alerté du danger. »
De la première à la dernière page, ce livre fascine, inquiète, fait miroir à nos angoisses. A travers l’histoire d’Alex, du Docteur, du père McVee et ses turpitudes, Terence, l’ami meurtri, Sean, l’ami trahi, Cunningham tisse une ode à la vie, au péché, au pardon, à la rédemption possible. Une ode aux humains, à leurs vertus et leurs failles, une ode jaillissant du temps comme la truite jaillit de l’eau, apportant enfin l’incroyable vérité.
« Surgissant à travers la croûte de l’eau, comme on fait éclater du verre, elle se manifeste dans toute sa beauté élémentaire et monstrueuse. Sa fin de partie a commencé. »
Léon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
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