Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, Sophie Képès (par Patryck Froissart)
Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, Sophie Képès, Editions Maurice Nadeau, octobre 2023, 234 pages, 19 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Désappartenir.
Psychologie de la création littéraire.
L’association titre et sous-titre, énigmatique a priori, prend rapidement sens à la lecture de cet ouvrage dense que l’autrice qualifie d’essai autobiographique.
Sophie Képès a publié une partie de son œuvre sous le nom de Nila Kazar, ce qu’elle analyse ici avec le recul comme le désir d’effacer son appartenance à une ascendance dont elle a découvert que certains de ses membres, y compris son propre père, ont eux-mêmes occulté le lignage ashkénaze, tout en adoptant paradoxalement ponctuellement un pseudonyme par l’usage duquel elle se rattache volontiers à un arbre généalogique profondément enraciné en Hongrie. L’usage systématique du TU au lieu du JE contribue à ce souci d’effacement de soi.
« Parmi ses omissions majeures, ton père a caché ses origines juives à ses cinq enfants […]. Par la suite tu as découvert que le refus de transmettre est une caractéristique du pervers narcissique. S’attaquer aux liens est sa vocation. Cela inclut les liens de la généalogie ».
Associant cette volonté, parfois inconsciente, d’annihiler ses origines à celle, définitive, actée, consommée de sa rupture relationnelle avec un père, une mère, une sœur aînée qui ont fait de son existence d’enfant non désirée une longue litanie de vexations, d’humiliations et, concernant précisément la mère, de possibles agressions à caractère incestueux, Sophie Képès-Nila Kazar se lance dans une autopsychanalyse de ses écrits romanesques et réalise, s’explique et démontre que sa propre œuvre de création littéraire est expressément marquée, orientée, impressionnée par les stigmates de telles et telles carences affectives et souffrances physiques et morales ayant affecté son enfance.
Cette introspection, alimentée fondamentalement par une rétrospection mémorielle minutieuse, circonstanciée, décortiquée occupe, sous la forme de fragments narratifs, presque à part entière les premiers chapitres de l’essai puis vient récurremment illustrer et étayer, l’autrice comparant ponctuellement son propre « cas » à ceux d’un nombre considérable d’illustres créateurs, écrivains, poètes, peintres, musiciens, la somme monumentale de recherches littéraires érudites qui constitue l’essai proprement dit.
Tout en établissant des relations de causes à effets entre son enfance, certains de ses actes d’adulte, et ses livres, tout en allant de l’avant, concomitamment, dans sa quête intérieure en particulier et dans son enquête sur la création artistique en général, l’autrice constate, et s’en étonne, que les psychobiographes n’attachent pas à la relation entre l’œuvre et l’enfance des créateurs toute l’importance qu’elle mériterait et qui, selon elle, serait de nature à mieux éclairer la genèse et la structure élémentaire de l’œuvre artistique en cours de construction, et de sa composition achevée.
Alors elle opère elle-même cette mise en rapport. Et elle se livre, et nous convoque à une reconstitution narrative méticuleuse des années d’enfance de dizaines des plus grands créateurs dans leur cadre social, familial, généalogique, compare le vécu, la parentèle et les origines des uns et des autres, y intègre les siens, met en évidence d’indéniables coïncidences, et aboutit à un « diagnostic » général des conditions psychiques les plus favorables à la naissance et à l’épanouissement du génie artistique, en particulier littéraire.
Paradoxe apparent, pour désappartenir, il faut d’abord bien savoir à quoi et à qui on appartient… Sophie Képès s’adonne donc en cours d’écriture à une passionnante quête de ses origines paternelles et maternelles.
Ecriture bastion, de repli face à la méchanceté, de carapace contre l’injustice, écriture refuge, écriture évasion vers un ailleurs meilleur, écriture isolement et écriture solitude désirée, écriture vengeance et écriture révolte contre un milieu générateur de souffrance, écriture pour vivre, pour survivre aux séquelles du passé, écriture pour « reprendre le contrôle » de l’existence de soi, écriture tentative de réponse à des interrogations existentielles personnelles, écriture militante, écriture révélation, écriture confession, écriture thérapie, écriture catharsis, écriture dévoilement, écriture exhibition, écriture prémonition, écriture sexualité, mais dans la même texture, inextricablement, inexorablement, écriture héritage, toutes ces expressions scripturales devraient communément leur surgissement artistique à des enfances difficiles avec lesquelles il est vital de prendre de la distance, marquées par le manque ou la souffrance, par l’absence du père, de la mère, des deux parents, par l’abandon, le rejet, par des deuils répétés, la maladie, par le mépris, les moqueries, les sévices, l’inceste, et cetera.
En témoignent, confrontées aux dits et aux écrits (romans, poèmes, réflexions, essais, interviews, lettres) des auteurs, de leurs correspondants, de leur entourage, les enfances de Kafka, de Stendhal, de Balzac, de Sand, de Hugo, de Nerval, de Virginia Woolf, d’Anaïs Nin, de Romain Gary, de Nancy Huston, de Danilo Kiš, de Cyrulnik, de Constant, de Maupassant… Sophie Képès et Nila Kazar, entre autres, la liste complète ici ne pouvant tenir place. Quelle érudition ! Quelle capacité à embrasser et à brasser une telle amplitude du champ littéraire !
Sophie Képès réussit à éprouver par cette thèse remarquablement élaborée le postulat exprimé par le titre, cette aspiration à désappartenir à un passé, à une histoire personnelle, peut-être pour réappartenir au présent et au futur, ce besoin plus ou moins conscient de se recréer que peuvent révéler dans l’œuvre, y compris dans l’écrit autobiographique, les omissions, les négations, les mensonges, les dénonciations, les vrais ou faux aveux, la refondation, plus globalement le remplacement du « vrai » vécu par un vécu réécrit.
Patryck Froissart
Née à Paris, Sophie Képès écrit sous son nom et sous le pseudonyme de Nila Kazar. Lauréate de plusieurs résidences nationales et internationales, elle a publié romans, nouvelles, documents, articles, traductions du hongrois, et elle collabore à des films de fiction et des documentaires. Elle enseigne la création littéraire et le scénario à l’université.
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