Des voix, Manuel Candré (par Jean-François Mézil)
Des voix, Manuel Candré, Quidam, février 2019, 214 pages, 20 €
Voici un opus qui ne conviendra pas aux amateurs d’intrigue et de littérature facile. Mais ceux qui savent goûter l’exigence et pour qui un livre, c’est d’abord une écriture, vont jubiler de page en page.
C’est une véritable pluie de paragraphes, c’est une grêle de phrases, qui vont les tremper jusqu’aux os.
La première déjà : « Aujourd’hui est un jour de fièvre »… (On est prévenus !). Des phrases qui, en plus de leur souffle, recèlent des « flocons d’images » qui font « mine de s’agréger pour délivrer une clé chiffrée ».
Plus j’avançais dans ma lecture, plus je plongeais dans les abysses de cette prose poétique incrémentale (sorte de parabole hélicoïde), et plus j’étais pris par le roulis du texte – semblable aux rouleaux de mer en bordure de plage qui ballottent nos corps et menacent de les noyer.
Et voilà qu’on en réchappe, voilà qu’on s’envole, voilà qu’on gravit des hauteurs :
« Marche après marche, je perçus le craquement des lames usées sous mes pas, m’accrochant à la rampe comme à l’éveil brusque qui m’avait complétement déstabilisé, me faisant chanceler et prendre l’ascension pour la chute ».
Un autre extrait ?
« Je coupai à droite de la travée principale, bordée de pierres levées qui, penchées par les siècles, dansaient comme une forêt. Il me parut que sous la terre même, dans ses profondeurs, des millions de pierres supplémentaires, prises dans leur sommeil fangeux, reposaient en attendant, mais quoi. Je dépassai le tombeau au lion, m’appliquant, malgré la vision voilée, à déchiffrer les inscriptions sur chacune des stèles, guettant un glyphe qui ferait surgir en moi la lumière, m’inonderait de virginité, une inscription, un nom que, ne connaissant pas, je reconnaîtrais pourtant comme familier, le mien peut-être, celui d’une mère, d’une épouse abandonnée, d’une sœur partie trop tôt, d’un ami très cher, je m’usai les yeux dans la sépulcrale nuit de fin ».
Manuel Candré fait ainsi alterner des passages… comment les qualifier ? féériques ? oniriques ?… avec des passages émouvants où le concret trouve sa place avec bonheur :
« Dans l’intermittence des bourrasques, j’aperçus trottinant au loin une petite vieille couverte de fichus. Le dos à l’horizontale, elle marchait à tout petits pas. De là où je me trouvais, je ne pouvais pas voir son visage, mais tout en elle indiquait la lutte, soufflant dans la nuit d’énormes nuages pénibles, le corps réduit à la seule sécheresse de l’effort, ses mains crispées autour d’un bâton ».
Si belle est cette langue par moments, et si rythmée, que je me suis pris à rêver à une adaptation théâtrale (au point d’en parler à un ami comédien).
Novatrice aussi ! Car Manuel Candré invente une langue, ou du moins une façon qui lui est propre de l’écrire, une manière à lui de conduire la phrase, en la désarticulant quelquefois : « Mon récit il est celui du chevauchement et de la langue avalée ».
Beaucoup de livres, quand bien même ils sont estimables, auraient pu ne pas être écrits sans qu’il nous manquât quelque chose. Ce n’est pas le cas de celui-ci. Saluons donc, pour finir, le mérite de Quidam de l’avoir édité et d’avoir poussé le zèle jusqu’à soigner sa couverture : un trou circulaire dans le « O » du titre, comme un œil-de-bœuf ouvrant sur le livre, laisse découvrir le mot « Golem » en écriture hébraïque.
Jean-François Mézil
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