Des sources et de la magie - Journal de lecture du Don Quichotte en La Pléiade (7)
Après la pause, l’entracte imposé par le narrateur, nous voilà de retour au point d’un combat suspendu entre Don Quichotte et un écuyer biscayen. Le trou noir de la pub’ est passé et nous redécouvrons les combattants furieux dans la pause même où l’auteur les avaient abandonnés, statues indécises et menaçantes. Mais voilà que l’auteur joue de notre impatience, se joue de nous ou joue avec nous, pour peu que nous acceptions la complicité du clin d’œil et du jeu. Les épées et les bras dressés à la fin de la première partie resteront en suspens encore quelques pages… le temps que le narrateur vérifie ses sources ! Celui-ci nous entraîne alors dans le récit de la recherche des dites sources, haussant au passage de quelques crans la supposée véracité de son récit, le faisant remonter à des sources sur lesquelles il n’a nulle maîtrise. Voilà du coup le récit du Don Quichotte élevé au rang de légende, le récit ne devenant alors que restitution d’un autre récit, que Cervantès va jusqu’à citer. Le jeu des fictions pousse le personnage du côté de la légende irréfutable et l’auteur et le narrateur du côté de l’enquêteur scrupuleux, scrupuleusement objectif, tel un journaliste des temps modernes (encore que… mais c’est une toute autre histoire).
A y repenser, le procédé a quelque chose à la fois de semblable et de radicalement différent des pratiques d’une large part de la presse contemporaine. En effet, combien de « nouvelles » ne sont-elles que la répétition de ce que d’autres ont déjà dit et que le journaliste répète, parfois fidèlement, parfois en déformant sans scrupule, parfois en y ajoutant quelques ingrédients de son cru. Il sera à son tour repris par un autre qui répétera la répétition, amorçant une circularité de l’information assez stérile et trompeuse. La où tout change, c’est que Cervantès, lui, cite ses sources – des sources a priori imaginaires, il est vrai – mais il les cite. Il les cite et même il les discute. Du coup si la véracité n’est pas forcément établie de façon entièrement convaincante, l’authenticité du récit, elle, est quasiment acquise. Miguel de Cervantès Saavedra fait ici preuve d’une rigueur qui, au-delà du jeu de la fiction littéraire, pourrait être un modèle à ne pas oublier pour qui se met en tête d’écrire et de raconter des histoires qui empruntent au réel.
Le combat terrible qui s’annonçait arrive enfin, dérisoire et violent, mais aussi leçon de sobriété dont bien des auteurs et des cinéastes pourraient s’inspirer. Un coup pour chaque adversaire et l’affaire est entendue. Pas d’autres prouesses, guère de suspense et aucun effet spécial. Même si la brièveté du combat et la nature des coups échangés peut s’expliquer par la nature de l’armement des deux adversaires, des épées lourdes qu’il fallait tenir à deux mains, lentes mais puissantes, plus faites pour briser et trancher que pour pourfendre à la manière des fines rapières qui commencent juste de se répandre à l’époque où Cervantès écrit et publie. La sobriété et le radicalisme de l’affrontement est en soi méritoire, évitant au narrateur comme au lecteur de se perdre à nouveau dans des circonvolutions inutiles (telles celles que le commentateur devrait éviter).
Il manquait au récit épique et légendaire – un récit d’un autre temps comme ne cesse de nous le rappeler de façon plus ou moins directe Cervantès – qu’une touche de magie pour toucher vraiment à ce qu’il prétend être. La recette d’un baume miraculeux, capable s’il le faut de ressusciter les morts en recollant leur corps coupé en deux, pourvoira à cela. Recette qui ne nous est hélas pas précisée (et qui ne le sera sans doute pas dans la suite du récit), et qui aurait pu intéresser le Vicomte pourfendu d’Italo Calvino (pour les lecteurs qui ne l’auraient pas lu, les deux moitiés du vicomte et chevalier génois Médard de Terralba vivent chacune leur vie depuis qu’un boulet a coupé celui-ci en deux !). Cette ouverture magique, aussi peu réaliste et vraisemblable, nous pouvons la sentir chargée d’une ironie appliquée comme une claque dans le dos de nos deux personnages. Les poussant en même temps plus loin sur leur chemin.
Petit à petit aussi se révèle le personnage de Sancho. Lui aussi véridique puisque cité par les sources évoquées. Pour naïf qu’il puisse jusqu’à ce point paraître, il est aussi doté d’un pragmatisme terrien qui fait que son humilité n’oublie jamais ses intérêts et sait être la mouche qui tourne autour des promesses faites. Il se pourrait bien qu’il y ait un soupçon de roublardise naïve chez Sancho. Il se pourrait bien, tout compte fait, que les deux héros de Cervantès ne soient pas que les idéalistes, naïfs, illuminés, un peu enfantins, que l’on voit en eux… Il se pourrait bien… Mais ne nous hâtons pas de juger.
Mais retournons à notre lecture et chevauchons de nouveau de concert avec le grand hidalgo et son rond écuyer.
Marc Ossorguine
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