Des Mondes lettrés aux Lieux de savoir, Christian Jacob (par Gilles Banderier)
Des Mondes lettrés aux Lieux de savoir, Christian Jacob, 2018, 464 pages, 35 €
Edition: Les Belles Lettres
Des Mondes lettrés aux Lieux de savoir appartient à une catégorie d’ouvrages plus répandue, semble-t-il, dans le monde anglo-saxon qu’en France : le recueil de travaux publié par un savant, coup d’œil rétrospectif jeté à une carrière, dont on peut ainsi (ou non) apprécier la cohérence, les palinodies, les repentirs.
Personne ne trouve extraordinaire de pouvoir lire, dans une savante édition critique du texte original ou dans une simple traduction en livre de poche, les dialogues de Platon, le poème de Lucrèce, les tragédies de Sophocle. Ces œuvres nous enchantent et en ont inspiré bien d’autres. Mais nous oublions que nous n’en disposons que grâce à un improbable concours de circonstances. Derrière chaque page ancienne que nous pouvons lire, il y a le double miracle de sa conservation et de sa transmission. De même que le nombre des êtres humains morts dépasse de loin celui des vivants, la quantité d’œuvres perdues sans retour dépasse celle des œuvres que nous avons conservées. Et même si cela semble difficile à croire, il est tout à fait possible (bien qu’indémontrable) qu’en qualité, ces œuvres disparues aient été supérieures à celles qui nous sont parvenues.
C’est un exercice intéressant que de lire, par exemple dans les volumes de la prestigieuse collection Guillaume-Budé, les remarques liminaires sur les manuscrits anciens et leur stemma, leur arbre généalogique. Souvent, ceux dont nous disposons et qui fondent l’édition critique remontent à un seul et unique « ancêtre » et l’on devine qu’à un moment, pendant quelques décennies, voire plusieurs siècles, la conservation d’une œuvre n’a tenu qu’à un très mince fil, pouvant être rompu à tout instant par le feu, l’eau, la vermine, les moisissures ou, plus destructrice que tout cela, la bêtise humaine. Umberto Eco l’a admirablement mis en scène dans Le Nom de la Rose. Toute lecture des Grecs ou des Latins devrait commencer par une action de grâces.
La bibliothèque d’Alexandrie (on devrait d’ailleurs employer le pluriel car, comme la ville de Troie, il y en eut plusieurs) fut le lieu le plus important de la concentration et donc de la disparition du patrimoine écrit de l’Antiquité. Autant que faire se peut, Christian Jacob a étudié ses modes d’organisation, d’acquisition et de catalogage, qui donnent à la fois une impression de familiarité (toutes les bibliothèques, à travers l’histoire, possèdent des traits communs) et d’étrangeté (comment s’y prenait-on pour retrouver une citation précise dans un texte copié sur un rouleau ?). D’autres études ont trait à des auteurs de second plan, comme Aulu-Gelle et Athénée de Naucratis, qui compilèrent les écrits des autres et conservèrent plus d’un fragment d’œuvres disparues. Des contributions élaborent une archéologie de la fiche, objet banal, mais dont on a oublié qu’il ne s’est imposé que tard (les grands Bénédictins érudits des XVIIe et XVIIIe siècles n’en utilisaient pas) ou étudient l’impact des « nouvelles technologies » dans la recherche en sciences humaines. Il vaut d’être noté, sans vouloir paraître grincheux, que, en dépit du fait que le traitement de textes à usage personnel soit diffusé depuis bientôt quarante ans, aucune œuvre de tout premier plan – équivalente, disons, à La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Science and Civilisation in China, Mythe et épopée (ou, pour rester en compagnie de Dumézil, ses éditions de textes oubykhs, langue aux quatre-vingt quatre consonnes ; éditions parfois écrites à la main, puis phototypées) – n’a été élaborée, ni même mise en page, à l’aide d’un ordinateur ; et il est frappant de voir que, dans des livres composés informatiquement (l’écrasante majorité de la production, désormais), on ne met pas toujours les notes à leur place (en bas de la page), ce que les protes d’antan parvenaient à faire. Un coup d’œil aux grandes Bibles polyglottes ou – plus modestement – aux concordances bibliques du XVIIe siècle est un exercice d’humilité typographique. Certes, la grande œuvre élaborée à l’aide d’un ordinateur est peut-être, ou sans doute, à venir, mais il faut se demander si les ordinateurs et Internet ne produisent pas à la fois dispersion, perte de temps et affaiblissement de l’esprit. Chacun en a fait l’expérience : on peut passer des heures à « surfer » (le verbe lui-même est riche de sens) sur le réseau Internet et en ressortir avec un sentiment de vide que ne procure pas le plus médiocre des romans.
À travers les âges, les érudits forment une sorte de franc-maçonnerie, avec ses codes, ses traditions (la citation attribuée à Jean-Pierre Vernant p.420 vient en fait de Dumézil, qui la tenait de Marcel Granet), ses signes de reconnaissance, ses mots de passe, ses petits ou ses grands secrets. C’est le mérite de cet excellent recueil, que d’en dégager les traits permanents. On s’étonnera néanmoins d’y trouver réimprimés des textes préfaciels, qui n’ont de sens que par ce qui les suit.
Gilles Banderier
Christian Jacob, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, a travaillé sur l’histoire des savoirs, dans une perspective comparatiste et interdisciplinaire.
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