Des jours d’une stupéfiante clarté, Aharon Appelfeld (par Mona)
Des jours d’une stupéfiante clarté, janvier 2018, trad. hébreu Valérie Zenatti, 272 pages, 20,50 €
Ecrivain(s): Aharon Appelfeld Edition: L'Olivier (Seuil)
Le dernier livre de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld, qui nous a quittés cet hiver, raconte un voyage de retour chez soi et en soi : l’errance du jeune Théo à travers les paysages d’Europe centrale lorsque, à la libération du camp de concentration, il décide de quitter ses camarades prisonniers pour rentrer chez lui. Nimbé de brouillard, le jeune rescapé des camps avance sur une longue route sinueuse vers la lucidité cristalline « des jours d’une stupéfiante clarté ». Dans cette rencontre avec le silence de la plaine, on est frappé par la récurrence des mots « contempler » et « visions » qui ponctuent tout le récit du voyage, récit à la fois d’une pérégrination et d’une plongée en soi.
Ce voyage de retour chez soi, c’est d’abord l’histoire d’une intimité enfin retrouvée : Théo recherche son âme, ce qui l’a nourri comme ceux qui l’ont nourri et dont il a été brutalement arraché par la déportation. En route, il reconstitue les lambeaux de son passé : la vision de sa magnifique mère qu’il revoit sans cesse, en extase devant les icônes des monastères et les couchers de soleil, émue autant par les sonates de Bach que par la beauté des lacs. Il se souvient aussi, enfant, des délicieux bains chauds qu’elle lui donnait, de sa coquetterie frivole pour le maquillage et belles parures.
Chez Appelfeld, l’âme se réjouit autant du sacré que du profane (c’est même dans la bouche d’une prostituée qu’il évoque la délicatesse de l’âme juive quand celle-ci dit aimer les juifs « parce qu’ils sont délicats »), toute joie s’inscrit dans la chair : point de mystique chrétienne. Théo revoit aussi l’image de ce père méconnu qu’il apprend à redécouvrir grâce à sa rencontre avec Madeleine, l’amie du père, dont il soigne les plaies. Dans cette humanité pleine où l’âme ne se dissocie jamais du corps, l’action non plus ne s’oppose à l’introspection. Théo reçoit un même élan des visions intérieures qui l’assaillent sans répit que des boissons, sandwiches, brioches et autres nourritures terrestres qu’on lui offre à profusion et qui jalonnent sa route (« le café vivifie l’âme »). Soigner le corps n’est pas moins important que de panser les douleurs de l’âme et la route est semée d’embûches et d’interrogations lancinantes. Pour rentrer chez soi, il a fallu déserter le troupeau mais comment quitter sereinement les autres alors qu’au camp toute la force de Théo a résidé dans l’être collectif, cette entraide humaine des prisonniers qui l’a sauvé du typhus ? Quand sa route rejoint des groupes de prisonniers, il trouve certes du réconfort mais il frôle aussi la catastrophe. Devant la fureur logique d’un déporté victime de la judéophobie chrétienne et qui s’en prend au désir de Théo de retourner au monastère chercher sa mère, celui-ci choisit sans hésiter les bizarreries de sa mère contre les raisons du groupe et repousse sans ménagement son détracteur qui se blesse à la tête (« Ecoutez, pour que ce soit bien clair, je vous le redis franchement : je rentre à la maison. Une fois que j’aurai retrouvé mon père, j’irai voir ma mère au monastère… Je retourne auprès de ma mère et de ce qui l’entoure. Je n’ai pas d’autre monde… J’aime tout ce que ma mère aime. Ce qui lui sauve la vie me sauve aussi… »).
Comment réconcilier ce dilemme : la belle solidarité humaine que permet le groupe et la dangereuse emprise du collectif pour la singularité humaine ? On comprend que pour Appelfeld, défendre l’intime contre les pressions du groupe, c’est rendre à l’individu sa dignité, son humanité.
Théo affronte aussi des groupes de traîtres et de collabos qu’on frappe dans les fossés et, à nouveau pris d’une tension, il oscille entre répulsion et compassion envers ceux qui lui semblent tantôt des hommes, tantôt sortis de l’espèce humaine. Ces complices des massacreurs qui lui apparaissent au même moment que ses souvenirs d’enfance tout emplis de l’hostilité aux Juifs (« nous avons souffert parce que du sang juif coule dans nos veines ») font remonter la haine antisémite du fond des ténèbres. Ses blessures, comme les blessures de Madeleine, collent à la peau mais si l’on peut assassiner les corps, on ne peut porter atteinte à l’âme (« Ils peuvent frapper nos corps, mais ils ne peuvent pas nous prendre notre amour de la littérature, de la musique et de la peinture »). Reste encore à extirper la peur pour retrouver son âme et avancer la tête haute (« les êtres du mal doivent savoir que nous ne craignons ni le froid ni la mort »).
Ainsi sur sa route tantôt paisible, tantôt sinistre, Théo croise ceux qui font du bien et ceux qui font du mal et, comme avec sa mère fantasque et d’humeur bipolaire, il apprend à reconnaître les moments de lumière et les phases obscures. On ne peut sans doute pas réparer le mal qui a été fait mais on ne recroqueville pas son âme pour autant. Théo ne croit pas aux anges mais garde foi en l’humain et la possibilité du bien. C’est alors que le titre du roman prend tout son sens : le jeune déporté revoit « dans une stupéfiante clarté » son camarade de baraquement, Mandel, celui qui n’a jamais perdu confiance (« la lumière en lui ne s’était pas éteinte »).
Il lui faut à présent traverser la frontière pour rejoindre sa maison en Autriche grâce à l’aide du commandant d’un peloton d’une division de secours qui porte le nom significatif de « malgré » : malgré la stupéfaction évoquée dans le titre, c’est-à-dire l’état de sidération face au mal absolu, malgré l’impossible voyage de retour puisque l’on ne peut revenir sur le mal accompli, la route est claire et Théo marche droit, debout et vivant (« Nous avons surmonté la peur et nous avons des valeurs. Nous savons ce qui est important et ce qui est dérisoire. Ce ne sera pas facile de transmettre notre expérience aux autres, mais nous en serons les gardiens, jusqu’au moindre détail… »).
Des jours d’une stupéfiante clarté nous donne le plaisir de retrouver les thèmes chers à Appelfeld dans la belle traduction limpide, concrète et précise de Valérie Zenatti, et l’on savoure cette langue dénuée de pathos et de fioritures, toujours reliée au réel et qui mêle avec délicatesse réalisme et onirisme.
Cette « stupéfiante clarté » ne réconcilie-t-elle pas un peu aussi l’héritage irrationnel de la mystique juive et l’idéal sioniste de l’homme régénéré ?
Mona
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