Des Corps, Anatomies, défenses, fantasmes, Victor I. Stoichita (par Gilles Banderier)
Des Corps, Anatomies, défenses, fantasmes, Victor I. Stoichita, Librairie Droz, coll. Titre courant, juillet 2019, 390 pages, 24 €
Existe-t-il un produit artistique plus banal qu’un portrait peint ? Les musées en regorgent, jusque dans leurs réserves ; les collections privées et les échoppes d’antiquaires également. Le tableau le plus célèbre du monde, pour des raisons ambiguës, est le portrait d’une jeune Italienne. On a discuté à perte de vue pour savoir qui fut le modèle de certains tableaux peints par Vermeer. Si ordinaire et si répandu soit-il, le portrait pose un nombre considérable de problèmes théoriques, pratiques et parfois théologiques (l’aniconisme et l’iconoclasme sont deux phénomènes religieux précisément décrits, bien que peut-être sous-estimés).
Au plan le plus immédiat, l’ouvrage de Victor I. Stoichita correspond au traditionnel recueil universitaire d’études déjà publiées par ailleurs et réunies en volume. Souvent, ce genre de livre n’est que « marqueterie mal jointe » ou répétitions sans fin.
Pas ici et on ne peut que s’incliner devant la cohérence, l’ampleur panoramique et la hauteur de vues qui se déploient dans cet ouvrage. Bien des thèmes sont abordés, par exemple la représentation picturale de la peau humaine (contrairement à ce que prétend le langage courant, les êtres humains ne sont ni blancs, ni noirs, ni jaunes), envisagée dans ses rapports à la botanique (le lexique en porte parfois la trace : le mot anglais carnation désigne une fleur) et à l’anatomie.
Les grands artistes de la Renaissance furent, à de rares exception près, catholiques. Comment peindre le corps humain lorsque celui-ci n’est pas destiné seulement à pourrir sous terre le moment venu et quand on déclare croire à la résurrection de la chair (pas seulement, donc, à la survie après la mort d’un principe spirituel désincarné, mais bien au retour sur terre d’un corps immortel et glorieux ; d’où découlent les objections de l’Église à la dissection) et attendre cet événement ?
Même si les Évangiles sont discrets sur ce point et font preuve, comme pour les miracles, d’un profond sens de la retenue, on comprend qu’après la Résurrection, le Christ apparut sous la forme d’un corps physique (Luc 24, 39), capable de manger (Jean 21, 15 ; Luc 24, 43) et de rompre le pain (Luc 24, 30), mais capable aussi de défier la matière et de passer au travers des portes closes (Jean 20, 19). La statue du Christ sculptée dans le marbre par Michel-Ange (1518-1520), qui représente le corps glorieux du Rédempteur (suivant les leçons de saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, q. 55, art. 6), est contemporaine de retable d’Issenheim, où Grünewald avait opposé un Christ non seulement supplicié, mais encore malade, au corps déliquescent, à un Christ glorieux.
Les exemples sont nombreux : il faut parfois du génie pour voir ce qui devrait crever les yeux et ce ne fut qu’au début du XXe siècle qu’un médecin italien contemplant – comme tant d’autres – la chapelle Sixtine, remarqua que la défroque d’épiderme tenue par saint Barthélemy (mort écorché) ne ressemblait pas au corps ressuscité du saint, mais à un autoportrait de Michel-Ange lui-même. Victor I. Stoichita établit des rapprochements entre cette découverte et deux passages de la Bible, Genèse/Berechit 3, 21 (« Le Seigneur Dieu fit pour Adam et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit », texte de la T.O.B.). Dom Calmet, qui passe (à tort) pour un exégète naïf, posait la bonne question : sur qui ou sur quoi cette peau fut-elle prise (même si, s’agissant de Dieu, une création ex nihilo n’est pas à exclure formellement). L’autre texte est Job 19, 25-26 (« Je sais bien, moi, que mon rédempteur est vivant, que le dernier, il surgira de la poussière. Et après qu’on aura détruit cette peau qui est la mienne, c’est bien dans ma chair que je contemplerai Dieu », même version), qui pose d’épineux problèmes philologiques. On pourrait citer la grandiose vision d’Ezéchiel 37, 8-12 – le vocable hébreu (‘owr) est identique dans les trois cas – et Isaïe 26, 19, ainsi que le Nouveau Testament (Mathieu 22, 30 ; Luc 14, 14 et le long passage de 1 Corinthiens 15, 1-58).
Les enjeux intellectuels de l’interdit de représentation sont aussi écrasants que ceux de la représentation licite. Dans la peinture, le tatouage, le vêtement, l’armure, s’interposent entre le corps et le regard, le dérobent à la vue et le soulignent en même temps. Une part immense de l’art occidental entretient un rapport à la théologie, qu’il prenne parti pour ou contre Dieu, et à la littérature. Avec raison, Victor I. Stoichita critique « la croyance, un peu ingénue, que les difficultés interprétatives d’une image seraient dues premièrement à l’oubli d’un texte-matrice » (p.252). Des Corps illustre (le verbe s’impose) les études d’iconologie élevées à leur niveau le plus passionnant.
Gilles Banderier
Né en Roumanie (1949), Victor I. Stoichita enseigne l’histoire de l’art à l’université de Fribourg (Suisse).
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