Des châteaux qui brûlent, Arno Bertina
Des châteaux qui brûlent, août 2017, 424 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Arno Bertina Edition: Verticales
En soixante-treize stations, le roman de Bertina dépiaute au scalpel le monde d’un abattoir de volailles, à l’heure où les bilans économiques sont désastreux, à l’heure où le secrétaire d’Etat, invité pour évoquer la chose avec les ouvriers, se fait tout simplement séquestrer.
Le temps d’une semaine d’occupation des lieux, les salariés, le secrétaire d’Etat, l’assistante du ministre, le préfet, son conseiller, les membres du GIGN, exposent points de vue, réactions, installent dans les lieux occupés une « autre vie », un autre rythme.
Pour asseoir une narration complexe, autour d’une douzaine d’intervenants (Pascal Montville, le séquestré ; Gérard, Christiane, Hamed, Sylvaine, Witek, etc., salariés ; Céline Aberkane, conseillère du ministre), narrateurs d’une portion de temps et d’espace, l’auteur a pris le risque d’émietter la vision mais a peut-être enlevé la mise d’une exploration minutieuse, chorale et multiple de situations sociales toujours près d’être agressives, explosives.
Voilà des salariés qu’on menace de licencier, qui n’ont plus rien à perdre, qui prennent des décisions, s’engagent sur des voies nouvelles pour tenter d’apprivoiser (est-ce seulement possible ?) la réalité nouvelle qui leur claque à la figure. Il faut créer d’autres conditions de travail, sauver leur emploi, se serrer les coudes, faire fi des constats désolants, et qui sait, aller plus loin que la seule séquestration.
Voilà un ministre que cette même réalité dénude, puisque son intervention a été niée, puisque sa personne fait l’objet de critiques, de railleries. Le voilà séquestré par une partie du personnel. Restera-t-il le même, ici, entre les murs occupés, sans liberté ? Sera-t-il celui qui convainc, repousse, comprend ?
Le roman, tissé de toutes ces voix qui triturent langue, réalité, contexte d’emploi fragile, apprentissage d’une collectivité à réinventer, sans être d’une lecture difficile, impose tout de même un éclairage qui ne doive rien aux fictions huilées ni à la structure aisée des histoires où tout s’enchaîne un peu trop vite, trop bien. Bertina, au fait du pouvoir romanesque des monologues, en utilise ici toutes les ressources comme il exploite à l’envi les dialogues croisés et les histoires qui se chevauchent. Quelques digressions (je pense à ce « Don Quichotte » au cinéma sur lequel la conseillère enquête et qui au fond sert d’apologue : les salariés sont à l’image du héros fragilisé, impuissant) allègent la tension croissante des événements dans ce huis-clos.
L’étonnant réalisme des scènes, des personnages plus réels que dans bien des romans, réalisme palpable dans les niveaux de langue, les raccourcis de langage, offre un supplément d’âme et d’humanisme à cette intrigue proche en cela du travail d’un François Bon (son roman Daewoo), dans cette volonté d’éclairer un pan social peu traité en littérature. Ce sont des voix brisées par l’économie qui osent élever le débat, dire enfin ce qui bat sous la chemise de travailleurs délaissés, abandonnés par un système qui ne fonctionne plus que dans l’intérêt d’actionnaires fantômes et de patrons surpayés.
L’écriture de Bertina, chorale (d’une manière différente que chez Mauvignier), fait tout le prix de ce livre imposant, avec ses longs développements, ses reprises, ses portraits saisissants d’individus volés à eux-mêmes, par la fatigue, le mal être, le stress, les incertitudes imposées.
Le lecteur, d’emblée, s’insinue dans les rets de l’histoire, slalomant entre les divers protagonistes, ne comprenant pas toujours tout de suite, mais s’appropriant un monde gris, celui des futurs exclus.
C’est la grande « leçon » du livre que de n’en imposer aucune mais d’enjoindre le lecteur à ouvrir un peu plus large les yeux et le cœur sur le monde du travail, et l’incessant manège des négociations difficiles.
La fin de l’histoire, que nous ne révélerons pas, noue la farce à la tragédie, quitte peu à peu les forces policières pour retourner au sein d’une usine qui, le temps de quelques jours, a dû prendre un autre visage, un autre virage.
Philippe Leuckx
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