Des ailes suivi de Nocturne des statues, Patrice Maltaverne (par Murielle Compère-Demarcy)
Des ailes suivi de Nocturne des statues, Patrice Maltaverne, Z4 Editions, août 2019, 128 pages, 14 €
Le poète-éditeur (des éditions Le Citron Gare et du poézine Traction-Brabant) nous donne Des ailes dans le premier volet de cet opus publié chez Z4 dans la collection Les 4 saisons, dirigée par Pierre Lepère. Des ailes pour nous offrir un voyage au bout de la vie dans la dimension de l’actrice Dominique Laffin, décédée à l’âge de 33 ans, trop occultée aujourd’hui. Voyage au bout de la nuit : de la vie, tant cette actrice portait la vitalité à l’acmé de la perplexité véhémente. Les vers arythmonymes du poète Maltaverne, contrainte formelle en clin d’œil à la poésie d’Ivar Ch’Vavar (Pierre Ivart), forment le cadre de ces poèmes d’où l’Infini s’ébat à la fenêtre des mots, d’où le lecteur joue l’aventure mémorielle sur l’écran personnel des souvenirs (on demeure toujours nostalgique des films qui ont marqué le cinéma de notre vie) ou de l’imaginaire tiré par la manche pour prendre l’envol. Celui-ci est pris sans hésitation. Il suffit d’ailleurs de revoir l’un des entretiens avec l’actrice que nous offre encore de visionner Internet pour être aussitôt en phase avec le voyage que nous déroulent ici les mots de Patrice Maltaverne, embarqués sur les ailes d’un destin singulier, fatal.
L’hommage rendu par Maltaverne à l’actrice, qui tient sa force de la densité du texte traversé d’une émotion qui court entre les lignes, s’apprivoise comme la présence de Dominique Laffin s’approchait sans être atteinte définitivement. « Spéléologue des abysses affectifs » (Revue Le Cinématographe, 1980), l’actrice rayonnait par la complexité de sa présence mystérieuse, gracieuse et ardente à la fois. Un esprit d’indépendance au-delà des convictions et persuasions systématiques que les mots de Patrice Maltaverne font ressurgir dans toute sa beauté ciselée de contradictions et de vitalité fragile. « Quelques petites contraintes formelles tentent (…) d’assembler le chaos et fatalement, le font mieux ressortir », précise la quatrième de couverture. « Chaos », « fatalement », ces mots résonnent à l’image de l’actrice Dominique Laffin dont le nom ou le prénom est enchâssé en milieu de poème, à chaque dix-septième vers de chaque poème constitué de 33 vers (33 comme l’âge où l’actrice prit son envol pour nous quitter). « Dernière osmose mortelle initiée dans la nature inquiète qu’unit l’émoi », lit-on ainsi par exemple, chant/chambre noir(e) intérieur(e) développant chaque lettre du prénom Dominique. Oiseau fragile insaisissable, « un déplacement d’air rapide comme un œil dans une caméra» (l’actrice nous a laissé le souffle de son passage dans les films Dites-lui que je l’aime de Claude Miller, La Femme qui pleure de Jacques Doillon, entre autres jusqu’en 1984), Dominique Laffin traverse les erres indéfinissables de ces textes avec la fulgurance frêle d’une présence mystérieuse qui brûle dans le ciel obscur de nos certitudes encombrées du confort des idées reçues assises, défaillantes en leur incapacité à se remettre en question, se renouveler, à savoir aller « dans la voie contraire » (D. Laffin). La partition Des ailes s’ouvre sur l’espace « comme s’il s’agissait à chaque reprise d’une étendue nouvelle », où la poigne d’une envie folle de liberté nous saisit par le poignet et tire notre marche en avant afin d’aller « brasser la ville vierge » dans les pas de l’actrice, suivre son « mirage », sa trace, sa silhouette, sa voix, cigale silencieuse de la nuit où se croisent nos solitudes, suivre encore :
« un appel démoniaque à ne pas croupir dans ce cloaque
à ne pas finir emprisonné avec pourtant de quoi arborer
des barreaux crispés sur le visage il est plus joli
de continuer à respirer vite avec quelque chose de gênant
d’écrasé dans la figure (…) »
Après son immersion dans la nuit de l’existence, « le visage trop pur » de l’actrice ressurgit sillonné de ces larmes qui disent plus qu’elles ne se montrent. D’ailleurs, cette discrétion est aussi celle du lyrisme délicat de Maltaverne qui le dépose avec tact et déférence sur « le pauvre corps » de l’oiseau frêle insaisissable. Nous suivons l’actrice dans sa fuite en avant (« ces corps qui s’enfuient tout en restant sur la tangente ») et les poèmes avancent comme le travelling d’une camera qui ne s’effectuerait pas pour faire « avancer le vieux rafiot d’un cinéma mort ». Un homme, parmi d’autres, se souvient de cette actrice, Dominique Laffin, « ces gens de peu qui disparaissent avec leurs rôles », dont « la mortalité anormale » foudroie comme un éclair (l’actrice est morte à 33 ans d’une crise cardiaque : « l’importance de la nuit a visé pile en plein cœur »), en ressuscite le mystère en poète touché par la météorite de sa trop brève traversée dans notre espace (« (…) je l’ai vue foncer sur mon corps déjà assombri / comme une torpille accédant à la lumière dans la douleur »). Encore soulevé par la grâce discrète mais ardente de l’actrice, le poète en écrit des passages d’un lyrisme retenu éblouissant qui serre le cœur où ça résonne, où ça cogne comme les ressacs des souvenirs forts contre la digue abimée de notre mémoire (« peut-être qu’en repensant à sa fragilité je vais faire pleurer / retrouver ses larmes au-delà des ans qui viennent me brûler : peut-être que je vais pleurer (…) »). D’un lyrisme percutant aussi, non dénué d’humour (du Maltaverne grand cru) :
« elle n’était même pas trop petite cette femme à vouloir
sortir de sa gangue et de sa manière contre nature
ses larmes étaient des projections d’alcool jetées sur une surface
avec le recul des dates elle se métamorphosa en boomerang
(…)
je n’aurais pas dû la connaître et voici qu’elle rapplique
avec ses ténèbres tout en n’ayant pas le profil gothique
mais les façons d’un chaperon rouge lâché dans les artères
de sang sur les lèvres d’un masque pour principale déprime »
Maltaverne fait revivre l’actrice Dominique Laffin tout en parvenant à rehausser la « réalité absente » dont l’oubli l’a revêtue comme pour d’autres acteurs/actrices injustement oublié(e)s : « c’est nous qui sommes des automates de les avoir / sortis de notre mémoire en jachère ». Le poète rallume le courant de la vie dans les artères des rues du temps qui nous traversent et que nous traversons et qui nous mènent jusqu’à « la magie de l’image » où cette « petite fille » au milieu des constructions adultes, « femme enfant », « dans l’invariable nuisance enfantine », rejoignait déjà / toujours notre nostalgie et branchait notre cœur prêt à continuer l’aventure les yeux sur son image, prêt à continuer dans la lumière de l’éternité étoilée de s’émouvoir (les vrais acteurs, les vraies actrices ne meurent jamais). Patrice Maltaverne écrit à Dominique Laffin : « j’aurais aimé te faire remonter à la surface des sentiments / mais de ce côté-ci du champ émotionnel rien ne dure », ceci dit, Des ailes (DL comme Dominique Laffin…) redonne à « l’étoile constante », via l’apesanteur poétique de ses mots pesés, l’air et l’étincelle qui, « comme une plume de presque rien seule d’un souffle oublié », ravivent un astre « rempli de mille couleurs » lançant le signe éternel de son au revoir, « sa lumière », « unique fanal balancé en pleine gueule » dans le ciel aveuglé de nos visages blindés ou pauvres d’esprit, de « notre marasme normal » : « nous ne pourrons jamais clore ce sourire », écrit Patrice Maltaverne, « avec la chance à l’intérieur d’une boîte à vagues toujours le voir revenir »…
Nocturne des statues nous plonge dans une autre nuit, un autre chaos, cadrés aussi par une contrainte formelle : chaque poème est constitué de deux quatrains et d’un quintil libre. « Le trait d’union entre Des ailes et Nocturne des statues est fortuit », précise la quatrième de couverture, « mais profond comme la nuit. Dans chacun de ces deux textes on erre dans les mêmes lieux ». Un trait musical relie aussi ces deux textes : si « quelque chose de vraiment lyrique, dans le souvenir des symphonies d’une heure trente » est produit dans Des ailes, puisqu’il s’agit d’évoquer une actrice disparue et oubliée, Dominique Laffin, le titre du deuxième texte annonçant un « nocturne » nous rappelle un genre de composition musicale : un nocturne, qui étymologiquement désigne une musique pour la nuit, constitue une forme musicale classique à caractère mélancolique et tendre qui renvoie à un instant poétique dont la nuit est le prétexte. Nous entrons dans une nuit où « la bonne lumière » du jour a été écartée, « tandis que les fous préparent un feu d’artifice » et que « le cerveau au fond de sa boite » se penche sur ses fêlures, des stries, des interstices d’existence plus ou moins sombres, un peu comme dans Les poètes de sept ans de Rimbaud le fils se livre à une autre lumière que celle diffusée par la Mère (la normalité rationnelle diurne) ou avant l’arrivée des Chercheuses de poux « (…) le front de l’enfant plein de rouges tourmentes / Implore l’essaim blanc des rêves indistincts » (l’échappée onirique). Mais ici « ces petites têtes chercheuses » – qui ne sont pas des enfants – ont davantage été sensuelles que cérébrales ou muses créatrices et, poupées gonflables, icônes fanées ou étoiles éteintes, s’ébrouent dans leur raffut nocturne pareils à des spectres qui dans une ambiance de décrépitude baudelairienne scruteraient les ténèbres pour y puiser encore des sources de respiration, des souffles d’inspiration, dans le cloaque des décombres du jour qui les a quittées. Pourrissent leurs reflets. Ces âmes abandonnées, ces « statues d’aujourd’hui » aux « sombres têtes », ne sont-elles pas l’image abimée de « ce qu’une beauté aurait pu faire / Pour rendre délicate l’indifférence d’une vie normale » ? Dépossédées de leur chair sans être de marbre, sont-elles devenues poupées de cire ? Dans ce nocturne, le poète Patrice Maltaverne chante l’aval de ces vies illuminées où un jour une corde se casse dans la lumière même des étoiles, où l’acmé du chant verse dans l’autre temps des ruines iconoclastes. L’Aube (Rimbaud) est tombée, au réveil demeurent les mots du poète « qui vient les chercher avant que la nuit ne les coince »…
Murielle Compère-Demarcy
- Vu: 1988