Des ailes au loin, Jadd Hilal
Des ailes au loin, mars 2018, 168 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Jadd Hilal Edition: Elyzad
Ou comment un jeune homme peut faire parler une lignée de quatre femmes et, à travers leurs voix, retracer l’histoire des exils successifs d’une famille palestinienne. C’est Naïma qui commence à Haïfa, « fjord méditerranéen », puis va dans les montagnes et au Liban, à Damas, à Beyrouth. Sa fille Ema raconte les mêmes errances, de son point de vue, jusqu’à la fuite vers Genève. Puis c’est la sienne, la petite-fille Dara, retournant dans son Liban natal avant d’être obligée elle aussi de le fuir. Enfin, l’arrière-petite-fille, Lila, entre dans le chœur. Elles évoquent aussi toutes les quatre leurs frères et sœurs, tantes, maris installés plus ou moins temporairement à Damas, Bagdad ou Abu Dhabi. Les voix s’entrecroisent ; chacun raconte le père, le mari, la maison, l’environnement. Le temps passe, les générations se succèdent et se côtoient, leur histoire personnelle s’inscrit dans l’Histoire par les dates et les références qui émaillent le texte : l’attentat de 1938 à Haïfa par les Juifs de la Haganah, 1947 et la « guerre civile en Palestine », la révolution palestinienne, la guerre au Liban en 1976 puis son « retour » en juin 1982, le 14 février 2005 et l’attentat contre Rafiq Hariri suivi de la « révolution », enfin le Hezbollah en 2006 qui capture des soldats israéliens et les bombardements du 7 juillet 2006.
A la généalogie des femmes répond la généalogie des bombes et des exils vus par des témoins aussi proches que perdus face aux événements dont elles ne comprennent aucun des enjeux. Mais ce texte n’est ni une histoire du Liban, des Palestiniens ou une chronique du Moyen-Orient, ou plutôt il est davantage encore. Si le récit est pris en charge par les femmes, c’est qu’elles observent et racontent les hommes, leurs hommes. Et l’histoire, sur ce plan aussi, de se répéter : autorité écrasante du mari et père, violence des gifles, des silences, des absences ou du crime ou du suicide. Les femmes, mères sœurs et filles, impuissantes, étouffées, seront tantôt broyées tantôt révoltées dans ce qui est qualifié de ce commun « destin » qui oblige à se sentir précocement responsable pour protéger les petits face aux défaillances des adultes. Toutes, elles ont donné la vie dans l’incertitude, la guerre, le « paradoxe libanais », ont aimé puis se sont séparées des hommes durs. Enfin, leurs exils aboutissent, « au loin » comme dit le titre, à une terre-refuge paisible mais ennuyeuse qui guérit de l’angoisse mais pas de la « légèreté libanaise ».
Il faut souligner que cette fresque stratifiée se déploie à travers des discours sobres, donnés comme une sorte de confidences qui vont en s’amenuisant, sans jamais de pathos ni de développements théoriques mais avec une succession de questionnements. Les fragments de vie, dans leur brièveté, disent seuls la cruauté proche et lointaine qui assaille petites et grandes et les oblige chaque fois à fuir. Le discours, construit a posteriori, est donné comme le lieu de l’élucidation de ces violences : « aujourd’hui, je le comprends. Il n’était pas heureux » (67) dit la fille de son père brutal devenu assassin. « C’était cela le Liban et c’est cela, aujourd’hui encore » (98) dit sa fille en racontant les guerres.
La fluidité du texte traitant d’autant de questions complexes est d’autant plus remarquable qu’il recèle des images inattendues dans la bouche des personnages. A l’annonce de la mort de son mari, Ema commente : « Parfois, les mots nous jettent au bord de la route » (73). Plus loin, elle doit reconnaître que, lorsque le chef de son parti est assassiné, la vie de militante et de mère n’est plus possible : « la responsabilité de la vie familiale a défoncé la porte de l’héroïsme » (93). La fuite de Beyrouth en feu se termine à bord d’un ferry que Dara, sa fille, qualifie de « cœur sucré de figue de barbarie » (136) qui lui permettra de vivre en paix mais en exil, comme « menottée au Liban » (140).
Il faut saluer les éditions Elyzad, déjà récompensées par le Prix des cinq continents 2017, d’avoir décelé le talent de ce jeune romancier d’origine libano-palestinienne qui reprend sans doute des éléments de son entourage mais sait les mettre en scène avec une virtuosité aussi sobre qu’efficace et poétique.
Dominique Ranaivoson
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