Derrière le Cirque d’hiver, Xavier Person
Derrière le Cirque d’hiver, mars 2018, 143 pages, 12,50 €
Ecrivain(s): Xavier Person Edition: Verticales
Xavier Person a beaucoup écrit sur les autres. Dans son recueil d’articles de 2014, Une limonade pour Kafka, il posait la question : « Sur quoi écrit-on vraiment en écrivant sur le texte d’un autre ? Sur le fait de n’avoir pas écrit soi-même ce qu’on rêvait d’écrire ? ». Mais dès la page 51 se glissait au mode conditionnel l’ébauche d’un projet d’écriture plus personnelle : « (…) Oui, mon livre serait ainsi fait de courts récits insignifiants, minces événements que je ne saurais pas interpréter ».
Ce souhait contribue à définir la soixantaine de récits d’une à six pages qui constituent quatre ans plus tard Derrière le Cirque d’hiver. Xavier Person ne campe plus entre les maisons des autres comme cet homme du premier récit qui « vit dans un mur », mais s’installe dans ses quartiers à lui, au sens géographique (il demeure effectivement derrière le Cirque d’hiver), comme au sens littéraire, seul à seul avec lui-même.
Mais malgré la sobriété d’une prose qui refuse tout ornement trompeur, l’adjectif « insignifiants » n’est pas celui que l’on a envie d’accoler à ces pièces « d’un puzzle qui n’existe pas » (exergue de Jean-Jacques Schuhl), pièces qui pourtant se recouvrent et dont les motifs entrent en résonance.
Ce sont des bribes de vies de l’auteur lui-même ou d’êtres qui font une apparition brève dans le livre. Il peut s’agir de Dora Bruder – dont le retour est assez insistant pour nous faire sentir que l’auteur écrit, non sur Modiano, mais avec Modiano en lui – ou bien de gens que l’auteur a connus et qu’il désigne par des prénoms banals : Arnaud, Marie, Viviane, François… Avec la concision d’un analyste faisant une étude de cas, il examine un aspect de leur biographie concernant leur filiation : mort d’un père, du père d’un père (parfois en camp de concentration), disparition de mères également, ce qui engendre chez leurs enfants ou leurs petits-enfants un sentiment de vertige ou une attirance pour le vide, comme celle de Claire, passionnée d’escalade sur des arêtes effilées, à laquelle fait écho quelques pages plus loin Sandra, dont on ignore le passé mais qui, à cinquante ans, réalise son désir de sauter en chute libre.
« Tout est vrai », précise Xavier Person, avant d’être saisi en fin de livre d’un scrupule : « N’avais-je pas confondu ma vie avec la vie des autres ? Ne devrais-je pas me livrer plus franchement plutôt que de me cacher derrière leurs histoires ? ». Mais c’est précisément cette porosité à autrui qui caractérise sa prose, mise dans ce livre en relation avec une recherche sur soi d’ordre moins autobiographique qu’auto-analytique : le moi qui apparaît ici n’est pas celui de l’autofiction ou du récit introspectif, mais un moi à la fois très personnel et très universel, lacunaire, portant la marque de la répétition, en proie à des absences, des évanouissements, des black-out. Parmi les êtres qui peuplent ce monde, intervient, à la fin du premier tiers du livre, une figure que le lecteur avait pressentie, celle de l’analyste de l’auteur, suivie quelques pages plus loin de l’évocation de la fin de son analyse. Cette fin est définitive puisque nous découvrons encore un peu plus loin la mort de cet analyste, si bien que l’écriture de Derrière le Cirque d’hiver, peut être considérée – sans toutefois être bornée à cela – comme une sorte d’élargissement par des voies littéraires de la cure psychanalytique, mettant en évidence ce que la psychanalyse est impuissante à interpréter.
Toutes les personnes qui peuplent le livre permettent à Xavier Person de tourner de manière insistante autour d’une masse obscure qu’il vit comme sienne mais qu’il reconnaît en même temps comme anonyme, universelle, cosmique, et dont il donne diverses variations. Son goût pour la nuit et pour les états vertigineux apparaît dès le troisième récit, le premier où il se met personnellement en scène. Après avoir fumé de l’herbe sous la pleine lune, il se trouve dans « une sorte d’extase idiote » qui donne lieu à une belle évocation :
Un rire me traversait de me découvrir un parmi les autres, n’importe qui et cependant moi-même, personne sans doute et quelqu’un cependant (…) et j’aurais pu me mettre à tourner sur moi-même, la tête rejetée en arrière et les bras écartés, comme le font les enfants qui savent ainsi n’être que le centre dérisoire, et prodigieux, d’un vertige qui pourrait être toute leur vie.
Ici et là au cours du livre, surgit un aïeul indirect, figure paternelle trouble qui pourrait appartenir à un livre de Patrick Modiano et qui fait l’objet d’une enquête de plus en plus approfondie du narrateur : ce « quasi-grand-oncle », issu du second lit de son trisaïeul avait été Chef de la Milice du Poitou et condamné aux travaux forcés après la guerre. Bien que du côté maternel la situation ne soit pas meilleure : un de ses oncles avait été condamné à mort pour « intelligence avec l’ennemi », c’est le milicien du côté paternel qui fait retour dans les dernières pages de l’œuvre lors d’une enquête du narrateur aux Archives Départementales, avec un nom qui est même et autre à la fois, affublé d’une particule : « Person de Champoly ».
Il s’agit toutefois moins, à travers les minces portraits qui constituent ces récits, de faire surgir les ombres d’aïeux personnels de l’auteur, que d’éprouver que tous les êtres sont, comme l’homme qui tremble en enfilant sa veste dans un train ou celui qui s’abîme le poing à cogner inexplicablement contre la vitre du métro, les dépositaires inconscients d’innombrables couches de secrets oubliés, obscurs, chaotiques, grondant comme les fauves en cage du Cirque d’hiver que l’on entend de loin ; tous sont « personne sans doute et quelqu’un cependant ». Véronique Pittolo disait qu’Une limonade pour Kafka sollicitait davantage la sensibilité que l’intelligence. C’est encore plus vrai de Derrière le Cirque d’hiver qui fait vibrer en nous quantité d’harmoniques et donne au commentateur le désir de s’essayer à la « critique affectueuse » chère à Roland Barthes.
Nathalie de Courson
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