Dernières lettres de Montmartre, Qiu Miaojin (par Patryck Froissart)
Dernières lettres de Montmartre, octobre 2018, trad. chinois de Taïwan, Emmanuelle Péchenart, 262 pages, 17 €
Ecrivain(s): Qiu Miaojin Edition: Editions Noir sur BlancLe roman épistolaire est un exercice complexe puisqu’il consiste à faire apparaître le fil continu d’une intrigue romanesque dans la juxtaposition/succession de fragments narratifs discontinus rapportés dans une collection de lettres. Depuis les Héroïdes d’Ovide jusqu’à l’apogée du genre au XVIIIe siècle, le roman par lettres a connu des succès retentissants dont, entre autres, les Liaisons dangereuses, les Lettres Persanes, les Lettres portugaises, La Nouvelle-Héloïse…
Qiu Miaojin renouvelle le genre.
L’intrigue est simple :
Le personnage principal est Zoé. Chinoise, elle séjourne à Paris pour approfondir sur place sa connaissance de la littérature française dont elle est une amatrice inconditionnelle, tout en s’adonnant parallèlement à l’écriture. Elle y vit une liaison passionnelle avec Xu, une jeune femme taïwanaise, durant trois ans. L’ensemble des lettres constitue, par l’accumulation de détails épars, un tableau en puzzle de cette relation et en exprime l’atmosphère par touches intermittentes, le sujet principal du roman étant toutefois la rupture de cette union que Zoé nomme elle-même « mariage ».
Dans le premier texte du roman, non signalé comme lettre, Zoé s’adresse à une amie, Xiaoyong, qui semble avoir connu un destin similaire au sien.
Xiaoyong, toi et moi avons en commun un idéal d’amour qui n’a pas pu se réaliser.
Zoé lui fait part de la rupture qui s’est brutalement produite quarante-cinq jours plus tôt, et de la mort toute récente du petit lapin offert par Xu à son amoureuse pour le troisième anniversaire de leur union, mort qui, pour la narratrice, signe le caractère définitif de la séparation.
Cette exposition initiale du sujet du roman est un condensé saisissant, poignant, d’une intensité violemment, puissamment impressive des états d’âme, longuement développés ensuite jusqu’au terme dramatique de l’écriture, d’un personnage-narrateur-auteur qui cherche quelque raison de continuer d’être.
L’unique personne à qui j’ai dédié ma vie m’a abandonnée.
Je ne veux plus être celle qu’on blesse ou qui blesse, je refuse une existence où l’on ne cesse de se faire souffrir continuellement.
La suite est toute contenue dans ces deux extraits : d’une part une incessante et magnifique litanie, jamais monotone, jamais ennuyeusement répétitive, exprimée sur une infinie et douloureuse variation de tons, de reproches à Xu ; d’autre part une analyse faite de la multiplication de vaines tentatives d’explication, de justification, d’interrogation des actes et paroles ayant abouti au départ de l’amante ; enfin une profonde auto-psychanalyse, alternant de façon amèrement cruelle de déchirants accès de mea culpa et des dénis tourmentés de sa propre culpabilité…
On en vient parfois à une catégorisation systémique de l’autoréflexion, quand apparaissent des sous-titres numérotés :
– Sur la trahison
– Sur la passion et le sexe
– Sur mes rages et tes fermetures
La plupart des lettres, dont la totalité couvre la période du 27 avril au 17 juin 1995, sont de Zoé à Xu. Elles sont donc à la fois cantiques d’amour, expressions de colère, d’accusations et de révolte, et lamentations de désespérance, mais elles sont aussi, de bout en bout, un hymne aux amours saphiques dont la narratrice évoque, parfois très crûment, les expériences passées avec diverses partenaires.
J’ai rêvé de Laurence, des lignes courbes de ses fesses et de son dos.
Laurence a fait l’éducation de mon corps ; comme ces trois années en France ont fait l’éducation de mes sens artistiques et m’ont ouvert les yeux, les oreilles et l’âme, elle a fait naître mon corps.
Mais ce qui contribue à l’originalité structurelle de ce roman épistolaire est justement le fait qu’il n’est pas constitué que de lettres à Xu (bien que celle-ci soit toujours la destinataire, explicite ou implicite, des mille et une formulations de cette souffrance lancinante), ni même de lettres à proprement parler.
Certaines « lettres », non adressées, sont plutôt des fragments de journal intime rapportant de brefs instantanés de la vie de la narratrice dans le temps de l’écriture, ou des « notes » sur tel ou tel sujet, ou des confidences au cours desquelles la narratrice joue sur la première et sur la troisième personne, puis intègre des interférences destinées directement tantôt à Xu l’amante tantôt à Xiaoyong l’amie confidente en passant abruptement au discours du Je au Tu.
Et puis, comme Xu ne répond pas, Zoé s’invente des lettres qui auraient pu/dû être écrites par l’amante, et se les envoie.
La narratrice, femme de lettres comme l’auteure (on peut d’ailleurs aussi classer l’ouvrage dans le genre autobiographique) multiplie les références aux grandes œuvres de la littérature, dans un riche canevas de cette intertextualité chère au docteur en linguistique Issa Asgarally.
La préface d’Hélène Cixous, dont Qiu Miaojin suivait les cours au Collège national de Philosophie, avant et au moment de son suicide, est en soi un émouvant hommage à l’auteure.
La traduction d’Emmanuelle Péchenart rend admirablement sensible l’expression de la romancière.
Voilà un roman testamentaire d’une exceptionnelle intensité, qu’il n’est peut-être pas incongru de rapprocher, en sautant deux siècles, du romantisme tragique des Souffrances du jeune Werther, avec ce bel avertissement de Goethe au lecteur :
J’ai rassemblé avec soin tout ce que j’ai pu recueillir de l’histoire du malheureux Werther, et je vous l’offre ici. Je sais que vous m’en remercierez. Vous ne pouvez refuser votre admiration à son esprit, votre amour à son caractère, ni vos larmes à son sort.
Et toi, homme bon, qui souffres du même mal que lui, puise de la consolation dans ses douleurs, et permets que ce petit livre devienne pour toi un ami, si le destin ou ta propre faute ne t’en ont pas laissé un qui soit plus près de ton cœur.
Patryck Froissart
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