Depuis une fissure, Elisa Biagini
Depuis une fissure, Cadastre8zéro, décembre 2017, trad. italien Jean Portante, Roland Ladrière, 208 pages, 13 €
Ecrivain(s): Elisa Biagini
Publié en langue originale par Einaudi en 2014, Da una crepa a obtenu en 2015 le Prix Marazza. Il vient d’en recevoir un autre (décerné par la revue Nunc) pour la traduction, remis officiellement lors du Marché de la poésie de Paris, Place Saint-Sulpice, ce printemps 2018.
En édition juxtalinéaire – italien/français – le livre de poèmes d’Elisa Biagini joue des formes économes (on ne va presque jamais au-delà des huit vers), d’une densité qui donne forme aux objets, aux images fortes (j’ai des chaises dans la poitrine), aux lieux faits d’angles, de tables, de chandelles.
La « fissure », l’échancrure (du cœur ? du corps ?) offrent au lecteur passage à des aveux (tu écris aux bords, /pour laisser du souffle/ à tes mots) et à une nouvelle traversée des poèmes-frères/sœurs de Celan et Dickinson.
En peu de mots, dire le peu, le chagrin de vivre ainsi, la réclusion derrière des persiennes closes, écoutant le poisson dans/ l’oreille, l’étrange destin d’être :
dans la gorge est le miroir
d’huile, il reflète la
parole sans
rouille.
On sent la poète proche de ces devanciers célèbres, Ungaretti, le Bernard Noël des Extraits du corps, Mandelstam, et la gravité que cette jeune écrivaine adopte le front appuyé/ à l’obscurité nous vaut de belles plongées intérieures, forcément intimes, forcément impudiques avec le poids/ de ton corps et des images à couper le souffle :
là, renverse
la roue de l’œil,
cale
dans le fil tressé
d’obscurité soudaine.
Le vers découpé, tranché, plein de rejets, dit assez cette « fissure » qu’il faut combler de mots, d’images, de temps, ce temps rétréci aux lisières d’un lit, d’une table, quand il s’agit d’effleurer (sfiorare) l’origine de la perte de soi (la crepa che da te/patrte, segna/ il passo al/vicino la fissure qui part/ de toi marque le/ pas/ dans le proche).
Angèle Paoli avait déjà (in Terres de femmes) – et très bien – traduit les cinq poèmes de la partie éponyme (pp.182-193) et la traduction de « astuccio » par « gousse » semblait plus appropriée, plus sensuelle :
pp.190-191 :
e la schiena si
crepa, astuccio
di semi
che spingono
che s’aprono in rami,
cespuglio di dita
che mai giunge a toccare,
che taglia l’aria d’unghia.
--
et le dos se
fissure, cosse
de semences
qui poussent,
qui s’ouvrent en branches,
buisson de doigts
qui jamais ne parvient à toucher,
qui découpe l’air de l’ongle.
L’auteur qui marche/ par soustraction réussit à transposer les matières, à les filtrer, à user à leur propos de registres nouveaux : ainsi, par métonymie, l’obscurité/poisse ou mon souffle trébuche ou encore le silence devient liquide.
Un beau livre.
Philippe Leuckx
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