Dénoncez-vous les uns les autres, Benoît Duteurtre (par Patrick Abraham)
Dénoncez-vous les uns les autres, Benoît Duteurtre, février 2022, 198 pages, 18 €
Edition: FayardPolitique de Benoît Duteurtre
Le bel avantage des romans de Benoît Duteurtre, de Tout doit disparaître et Gaieté parisienne (Gallimard, 1992 et 1996) au Retour du Général (Fayard, 2010), comme d’ailleurs de ses chroniques intempestives, de Polémiques aux Dents de la maire, souffrances d’un piéton de Paris (Fayard, 2013 et 2020), c’est qu’ils sont courts, légers, souvent cocasses. Superficiels ? Si l’on veut. Duteurtre, né en 1960, observe notre époque, s’en moque et nous invite à la distance, à la réflexion. Il ne l’analyse pas. Il ne la vitupère pas non plus. Il ne se complaît pas dans sa médiocrité. Le cynisme houellebecquien est absent de ses récits. Il ne l’aime pas, cette époque. Ou il aime ne pas l’aimer. Elle est de toute manière, on le sait, fort peu aimable.
Dénoncez-vous les uns les autres est une sotie. Les gens sérieux diront une dystopie. Duteurtre choisit certains des travers les plus alarmants de l’Occident post-moderne et les exacerbe comme on irrite une plaie. Mais il le fait avec drôlerie, sans lourdeur, sans surplomb moral facile. Aussi aucun de ses personnages n’est-il ridicule ou détestable. Un courant les a emportés, auquel ils tentent de résister ou auquel ils s’abandonnent.
Dans la société imaginée par Duteurtre, postérieure à la nôtre d’une ou deux décennies, un adolescent de dix-huit ans et quelques mois, Barack, ne répond plus aux avances de sa copine de dix-huit ans moins quelques mois de peur d’être assigné en justice, plus tard, pour agression sexuelle sur mineure. Le père de Barack, Mao (Duteurtre a le génie des prénoms improbables mais sociologiquement justifiés) tue lui-même, dans un local spécialisé, le lapin dont il se régalera car les « viandards » sont en passe de devenir des citoyens de seconde zone. Barack et son amie assistent, sur une scène de théâtre, comme en Chine vers 1966, à l’humiliation publique d’un pauvre type coupable de comportement inapproprié. Ils se sentent quand même mal à l’aise.
Mao a fait carrière dans une mairie comme apparatchik socialiste, chargé de la culture en une période où « l’art citoyen » n’avait pas encore banni toute expression culturelle patrimoniale, considérée comme élitiste, sexiste, etc. Une ex-collaboratrice l’accuse de harcèlement, anonymement bien sûr, sur un réseau social, et il échappe de peu à la prison. Être innocent ne suffit plus dans cet avenir radieux. Le passé témoigne toujours contre vous. Qui a l’assurance, face aux redoutables « brigades rétroactives », de n’avoir pas franchi un jour, par des propos ou des écrits, même en plaisantant, les bornes de la correction vertueuse ? (1) Bref, dans Dénoncez-vous les uns les autres, derrière l’allégresse de la fiction, tout va pour le pire dans le meilleur des mondes. Nous ne dévoilerons pas qui a accusé Mao, ni pour quelles raisons.
Faut-il voir en Duteurtre un grand romancier ? Sans doute pas. Manquent le mystère, la profondeur, l’ambiguïté dans la construction des personnages et la menée de l’intrigue. Tout reste trop clair, trop explicite, et le dénouement se devine sans effort. Manquent aussi la singularité de la phrase, la marque personnelle, en somme le style. Mais c’est à sa façon un excellent écrivain qui n’ennuie jamais le lecteur, ne le prend pas pour un imbécile, donc ne le berce pas d’illusions sur ce que l’Histoire lui réserve. Doit-on le classer à droite ? Oui si, en littérature, le talent, la causticité, le rejet des embrigadements se situent de ce côté-là. Il y a du Hussard chez lui, comme chez Patrick Besson, d’autres l’ont déjà noté. Nous ne serions pas surpris qu’il aimât Blondin et Nimier. Mais on n’est pas loin non plus de l’ironie voltairienne – sens de la formule qui fait mouche, de l’élégance assassine en moins. On pense également à Orwell, à Huxley. Dénoncez-vous les uns les autres prouve en tout cas que le roman français contemporain n’est pas aussi atone, insignifiant ou narcissique qu’on le prétend et qu’il n’hésite pas, en pleine vague wokiste outre-Atlantique, en pleine imitation des hystéries néo-puritaines ici, à se confronter à un réel inconfortable, même par le biais prudent d’un apologue.
Le positionnement politique de Duteurtre n’a aucune importance, en fin de compte. Son livre nous propose, avec brio, une leçon efficace. Il nous met en garde. Il ravive notre méfiance face aux mots d’ordre, aux endoctrinements et aux ralliements collectifs, surtout lorsqu’ils se font au nom d’un Bien suprême ne se soumettant à aucune limite, la loi contraignant à la délation comme sous Honecker ou Ceausescu – horizon inquiétant dont nous nous approchons avec entrain, semble-t-il.
Duteurtre nous le rappelle à travers le personnage du vieux Giuseppe qui, dans sa maison-bunker à la fois kitsch et poétique, hors du temps, ou préservée en un temps immobile, délicieux, se refuse au tri sélectif, et qui, lors de ses rares sorties, s’évertue à utiliser l’expression « mademoiselle » (crime abominable) pour s’adresser à une jeune et jolie guichetière : une existence dont le désir, le plaisir, la séduction et la beauté ont été exclus, fût-ce pour l’anéantissement de la domination masculine, la sauvegarde de la planète et le triomphe de la cause animale, ne mérite guère d’être vécue.
Posture littéraire de droite, en effet, possiblement.
Patrick Abraham
(1) Milan Kundera a préfacé Drôle de temps, Prix de la Nouvelle de l’Académie française, en 1997. Ce n’est pas un hasard. Chez lui comme chez Duteurtre, la « plaisanterie » peut bousiller une vie.
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