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Démolition, Anna Enquist (par Charles Duttine)

Ecrit par Charles Duttine 17.06.24 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Critiques, Pays nordiques, Roman

Démolition, Anna Enquist, Actes Sud, janvier 2024, trad. néerlandais (Pays-Bas), Emmanuelle Tardif, 320 pages, 22,80 €

Ecrivain(s): Anna Enquist Edition: Actes Sud

Démolition, Anna Enquist (par Charles Duttine)

 

Comme des variations musicales

La musique et la littérature entretiennent des liens souvent étroits, des formes de correspondances ou d’étonnants cheminements parallèles. Du côté littéraire, un auteur peut poursuivre une musique des mots ou construire son récit comme une symphonie ; et du côté musical, une partition peut être narrative ou chargée d’éléments littéraires. Les exemples ne manquent pas de ces échos que ces deux arts font résonner. Pour en rester aux grands classiques, Stendhal, Gide, Alejo Carpentier dans le somptueux Concert Baroque, et Wagner, Berlioz, Satie, ont regardé, chacun à leur façon, de l’autre côté de la barrière qui enclot leur domaine de création. On pense immanquablement à toute cette tradition en lisant Démolition d’Anna Enquist, dont la musique parcourt nombre de ses romans. L’éditeur nous présente la romancière comme l’une des plus grandes auteures d’aujourd’hui aux Pays-Bas, mais, avouons-le, la déception est aussi au rendez-vous dans ce récit. Mais, après tout, n’est-ce pas au lecteur d’imaginer ce qu’aurait pu être un roman ?

On suit une jeune musicienne, Alice, à qui l’on a commandé une œuvre originale pour l’anniversaire d’un orchestre prestigieux. On marche également dans les pas de sa vie privée ; cette jeune femme souffrant d’un désir d’enfant. Et on l’accompagne dans ses tentatives infructueuses auprès d’un centre de reproduction. D’ailleurs, le récit commence par une « ouverture » au sens musical du terme et dont le thème est approprié à sa situation. La protagoniste assiste à la destruction d’un bâtiment sur lequel est peinte la fresque d’une fillette. Image d’une « Démolition » qui va poursuivre ce personnage.

Les deux projets, création et procréation, se chevauchent. L’idée est originale mais trop succinctement abordée, et l’on aurait aimé que ce parallèle soit plus creusé et approfondi. Habitée par le doute et les difficultés de création, la compositrice qualifie ses efforts de « stériles ». « Comme si la stérilité s’immisçait partout » en elle, écrit la narratrice. Mais les incertitudes, les égarements et les tâtonnements de la création ne sont guère décrits, ou d’une manière trop lointaine. Comment naît une thématique musicale ? Où s’enracine le surgissement créatif ? Comment se développe-t-il ? Quel travail secret et souterrain peut-il connaître ? Quelle place tient-il dans le quotidien d’un créateur ? On aimerait que la narratrice s’aventure davantage sur ces terra incognita.

Un autre aspect de ce roman est de jouer sur des temporalités différentes. Au-delà de cette double quête, l’une esthétique, l’autre de maternité, nous plongeons dans le passé de cette jeune Alice. Des analepses évoquent son entrée au Conservatoire, les rapports difficiles avec ses parents, sa relation amoureuse bien terne avec un professeur âgé, le douloureux et traumatisant épisode d’une fausse-couche. Et l’on suit une plongée encore plus profonde vers le passé lointain, qui nous fait vivre les moments forts et souvent amers de Haydn, le compositeur préféré de cette femme. Une sorte de contrepoint musical.

Toutefois, nous ressortons de tous ces épisodes souvent attendus, banals et convenus, avec un sentiment de lassitude. De plus, tout va s’achever avec des issues heureuses. La musicienne connaîtra le succès de son œuvre, un succès même international ; les Pays-Bas, la France, les Etats-Unis la célèbrent. Et, cerise sur ce gâteau romanesque, elle sera enceinte. Tout est pour le mieux dans ce meilleur des mondes d’Alice au pays des merveilles musicales et maternelles. Tout cela paraît bien gentillet, irremarquable, et fait naître un ennui profond ; c’est comme si on longeait un canal de Hollande sous la pluie ou que l’on s’égarait dans un port batave embrumé.

On retiendra toutefois ces interrogations qui naissent en Alice, cette créatrice que l’infertilité et l’inachèvement taraudent par moments : peut-on « esthétiser un désespoir aussi brut, aussi indomptable ? », « Est-ce que cela sert à quelque chose ? » se demande-t-elle. En d’autres termes, beauté et mélancolie vont-elles de pair ; art et doute se nourrissent-ils l’un et l’autre ? Mais tout cela n’a-t-il pas été déjà dit, écrit et soupesé maintes fois par de nombreux écrivains, et d’une manière plus profonde et avec plus d’ampleur…

 

Charles Duttine

 

Poète et romancière, Anna Enquist est néerlandaise. Musicienne, pianiste concertiste, elle est aussi psychothérapeute, spécialité qu’elle a longtemps exercée en milieu hospitalier. Elle consacre aujourd’hui sa vie à l’écriture. Son œuvre est traduite dans de nombreux pays.



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A propos de l'écrivain

Anna Enquist

 

Anna Enquist est poète, nouvelliste et romancière. Elle vit aux Pays-Bas. Avant de se pencher sur l’écriture, elle a été psychiatre. Cette formation a influé sur son écriture notamment dans l’analyse des motivations de ses personnages. L’œuvre de cette auteure est traduite et publiée en France par Actes Sud.

 

A propos du rédacteur

Charles Duttine

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Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie, après avoir étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié deux recueils de nouvelles, Folklore, Au Regard des Bêtes et un récit romanesque Henri Beyle et son curieux tourment.

Son dernier ouvrage (deux novellas) L’ivresse de l’eau suivi par De l’art d’être un souillon vient de paraître aux Editions Douro. Il publie régulièrement dans de nombreuses revues littéraires.